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LA CONQUÊTE DE LA TOISON D'OR DE PIERRE CORNEILLE


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LA TOISON D'OR

LA CONQUÊTE DE LA TOISON D'OR

Tragédie en cinq actes

PAR

PIERRE CORNEILLE

1660

PERSONNAGES DU PROLOGUE :

LA FRANCE.
LA VICTOIRE.
MARS.
LA PAIX.
L'HYMÉNÉE.
LA DISCORDE.
L'ENVIE.
QUATRE AMOURS.

PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE :

JUPITER.
JUNON.
PALLAS.
IRIS.
L'AMOUR.
LE SOLEIL.
AÆTE, roi de Colchos, fils du Soleil.
ABSYRTE, fils d'AÆTE
CHALCIOPE, fille d'Aæte, veuve de Phryxus.
MÉDÉE, fille d'Aæte, amante de Jason.
HYPSIPYLE, reine de Lemnos.
JASON, prince de Thessalie, chef des Argonautes.
PÉLÉE, Argonaute.
IPHITE, Argonaute.
ORPHÉE, Argonaute.
ZÉTHÈS, Argonaute ailé, fils de Borée et Orithye.
CALAÏS, Argonaute ailé, fils de Borée et Orithye.
GLAUQUE, dieu marin.
DEUX TRITONS.
DEUX SIRÈNES.
QUATRE VENTS.

La scène est à Colchos.

PROLOGUE

 

SCÈNE I

La France, La Victoire.

LA FRANCE
Doux charme des héros, immortelle Victoire,
Âme de leur vaillance, et source de leur gloire,
Vous qu'on fait si volage, et qu'on voit toutefois
Si constante à me suivre, et si ferme en ce choix,
Ne vous offensez pas si j'arrose de larmes
Cette illustre union qu'ont avec vous mes armes,
Et si vos faveurs même obstinent mes soupirs
À pousser vers la Paix mes plus ardents désirs.
Vous faites qu'on m'estime aux deux bouts de la terre,
Vous faites qu'on m'y craint ; mais il vous faut la guerre ;
Et quand je vois quel prix me coûtent vos lauriers,
J'en vois avec chagrin couronner mes guerriers.

LA VICTOIRE
Je ne me repents point, incomparable France,
De vous avoir suivie avec tant de constance :
Je vous prépare encor mêmes attachements ;
Mais j'attendais de vous d'autres remerciements.
Vous lassez-vous de moi qui vous comble de gloire,
De moi qui de vos fils assure la mémoire,
Qui fais marcher partout l'effroi devant leurs pas ?

LA FRANCE
Ah ! Victoire, pour fils n'ai-je que des soldats ?
La gloire qui les couvre, à moi-même funeste,
Sous mes plus beaux succès fait trembler tout le reste ;
Ils ne vont aux combats que pour me protéger,
Et n'en sortent vainqueurs que pour me ravager.
S'ils renversent des murs, s'ils gagnent des batailles,
Ils prennent droit par là de ronger mes entrailles :
Leur retour me punit de mon trop de bonheur,
Et mes bras triomphants me déchirent le coeur.
À vaincre tant de fois mes forces s'affaiblissent :
L'État est florissant, mais les peuples gémissent ;
Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,
Et la gloire du trône accable les sujets.
Voyez autour de moi que de tristes spectacles !
Voilà ce qu'en mon sein enfantent vos miracles.
Quelque encens que je doive à cette fermeté
Qui vous fait en tous lieux marcher à mon côté,
Je me lasse de voir mes villes désolées,
Mes habitants pillés, mes campagnes brûlées.
Mon roi, que vous rendez le plus puissant des rois,
En goûte moins le fruit de ses propres exploits ;
Du même oeil dont il voit ses plus nobles conquêtes,
Il voit ce qu'il leur faut sacrifier de têtes ;
De ce glorieux trône où brille sa vertu,
Il tend sa main auguste à son peuple abattu ;
Et comme à tous moments la commune misère
Rappelle en son grand coeur les tendresses de père,
Ce coeur se laisse vaincre aux voeux que j'ai formés,
Pour faire respirer ce que vous opprimez.

LA VICTOIRE
France, j'opprime donc ce que je favorise !
À ce nouveau reproche excusez ma surprise :
J'avais cru jusqu'ici qu'à vos seuls ennemis
Ces termes odieux pouvaient être permis,
Qu'eux seuls de ma conduite avaient droit de se plaindre.

LA FRANCE
Vos dons sont à chérir, mais leur suite est à craindre :
Pour faire deux héros ils font cent malheureux ;
Et ce dehors brillant que mon nom reçoit d'eux
M'éclaire à voir les maux qu'à ma gloire il attache,
Le sang dont il m'épuise, et les nerfs qu'il m'arrache.

LA VICTOIRE
Je n'ose condamner de si justes ennuis,
Quand je vois quels malheurs malgré moi je produis ;
Mais ce dieu dont la main m'a chez vous affermie
Vous pardonnera-t-il d'aimer son ennemie ?
Le voilà qui paraît, c'est lui-même, c'est Mars,
Qui vous lance du ciel de farouches regards ;
Il menace, il descend : apaisez sa colère
Par le prompt désaveu d'un souhait téméraire.

SCÈNE II

Mars, la France, la Victoire.

MARS
France ingrate, tu veux la paix !
Et pour toute reconnaissance
D'avoir en tant de lieux étendu ta puissance,
Tu murmures de mes bienfaits !
Encore un lustre ou deux, et sous tes destinées
J'aurais rangé le sort des têtes couronnées ;
Ton état n'aurait eu pour bornes que ton choix ;
Et tu devais tenir pour assuré présage,
Voyant toute l'Europe apprendre ton langage,
Que toute cette Europe allait prendre tes lois.
Tu renonces à cette gloire ;
La Paix a pour toi plus d'appâts,
Et tu dédaignes la Victoire
Que j'ai de ma main propre attachée à tes pas !
Vois dans quels fers sous moi la Discorde et l'Envie
Tiennent cette Paix asservie.
La Victoire t'a dit comme on peut m'apaiser ;
J'en veux bien faire encor ta compagne éternelle ;
Mais sache que je la rappelle,
Si tu manques d'en bien user.

SCÈNE III

La Paix, La Discorde, L'Envie, La France, La Victoire.

LA PAIX
En vain à tes soupirs il est inexorable :
Un dieu plus fort que lui me va rejoindre à toi ;
Et tu devras bientôt ce succès adorable
À cette reine incomparable
Dont les soins et l'exemple ont formé ton grand roi.
Ses tendresses de soeur, ses tendresses de mère,
Peuvent tout sur un fils, peuvent tout sur un frère.
Bénis, France, bénis ce pouvoir fortuné ;
Bénis le choix qu'il fait d'une reine comme elle :
Cent rois en sortiront, dont la gloire immortelle
Fera trembler sous toi l'univers étonné,
Et dans tout l'avenir sur leur front couronné
Portera l'image fidèle
De celui qu'elle t'a donné.
Ce dieu dont le pouvoir suprême
Etouffe d'un coup d'oeil les plus vieux différends,
Ce dieu par qui l'amour plaît à la vertu même,
Et qui borne souvent l'espoir des conquérants,
Le blond et pompeux Hyménée
Prépare en ta faveur l'éclatante journée
Où sa main doit briser mes fers.
Ces monstres insolents dont je suis prisonnière,
Prisonniers à leur tour au fond de leurs enfers,
Ne pourront mêler d'ombre à sa vive lumière.
À tes cantons les plus déserts
Je rendrai leur beauté première ;
Et dans les doux torrents d'une allégresse entière
Tu verras s'abîmer tes maux les plus amers.
Tu vois comme déjà ces deux hautes puissances,
Que Mars semblait plonger en d'immortels discords,
Ont malgré ses fureurs assemblé sur tes bords
Les sublimes intelligences
Qui de leurs grands états meuvent les vastes corps.
Les surprenantes harmonies
De ces miraculeux génies
Savent tout balancer, savent tout soutenir.
Leur prudence était due à cet illustre ouvrage,
Et jamais on n'eût pu fournir,
Aux intérêts divers de la Seine et du Tage,
Ni zèle plus savant en l'art de réunir,
Ni savoir mieux instruit du commun avantage.
Par ces organes seuls ces dignes potentats
Se font eux-mêmes leurs arbitres ;
Aux conquêtes par eux ils donnent d'autres titres,
Et des bornes à leurs états.
Ce dieu même qu'attend ma longue impatience
N'a droit de m'affranchir que par leur conférence :
Sans elle son pouvoir serait mal reconnu.
Mais enfin je le vois, leur accord me l'envoie.
France, ouvre ton coeur à la joie ;
Et vous, monstres, fuyez ; ce grand jour est venu.

SCÈNE IV

L'Hyménée, La Paix, la Discorde, l'Envie, La France, La Victoire, Choeur de musique.

LA DISCORDE
En vain tu le veux croire, orgueilleuse captive :
Pourrions-nous fuir le secours qui t'arrive ?

L'ENVIE
Pourrions-nous craindre un dieu qui contre nos fureurs
Ne prend pour armes que des fleurs ?

L'HYMÉNÉE
Oui, monstres, oui, craignez cette main vengeresse ;
Mais craignez encor plus cette grande princesse
Pour qui je viens allumer mon flambeau :
Pourriez-vous soutenir les traits de son visage ?
Fuyez, monstres, à son image ;
Fuyez, et que l'enfer, qui fut votre berceau,
Vous serve à jamais de tombeau.
Et vous, noirs instruments d'un indigne esclavage,
Tombez, fers odieux, à ce divin aspect,
Et pour lui rendre un prompt hommage,
Anéantissez-vous de honte ou de respect.

LA PAIX
Dieu des sacrés plaisirs, vous venez de me rendre
Un bien dont les dieux même ont lieu d'être jaloux ;
Mais ce n'est pas assez, il est temps de descendre,
Et de remplir les voeux qu'en terre on fait pour nous.

L'HYMÉNÉE
Il en est temps, déesse, et c'est trop faire attendre
Les effets d'un espoir si doux.
Vous donc, mes ministres fidèles,
Venez, amours, et prêtez-nous vos ailes.

LA FRANCE
Peuple, fais voir ta joie à ces divinités
Qui vont tarir le cours de tes calamités.

CHOEUR DE MUSIQUE

Descends, Hymen, et ramène sur terre
Les délices avec la paix ;
Descends, objet divin de nos plus doux souhaits,
Et par tes feux éteins ceux de la guerre.

SCÈNE V

L'Hyménée, La Paix, La France, La Victoire.

LA FRANCE, à La Paix.
Adorable souhait des peuples gémissants,
Féconde sûreté des travaux innocents,
Infatigable appui du pouvoir légitime,
Qui dissipez le trouble et détruisez le crime,
Protectrice des arts, mère des beaux loisirs,
Est-ce une illusion qui flatte mes désirs ?
Puis-je en croire mes yeux, et dans chaque province
De votre heureux retour faire bénir mon prince ?

LA PAIX
France, apprends que lui-même il aime à le devoir
À ces yeux dont tu vois le souverain pouvoir.
Par un effort d'amour réponds à leurs miracles ;
Fais éclater ta joie en de pompeux spectacles :
Ton théâtre a souvent d'assez riches couleurs
Pour n'avoir pas besoin d'emprunter rien ailleurs.
Ose donc, et fais voir que ta reconnoissance...

LA FRANCE
De grâce, voyez mieux quelle est mon impuissance.
Est-il effort humain qui jamais ait tiré
Des spectacles pompeux d'un sein si déchiré ?
Il faudroit que vos soins par le cours des années...

L'HYMÉNÉE
Ces traits divins n'ont pas des forces si bornées.
Mes roses et mes lys par eux en un moment
À ces lieux désolés vont servir d'ornement.
Promets, et tu verras l'effet de ma parole.

LA FRANCE
J'entreprendrai beaucoup ; mais ce qui m'en console
C'est que sous votre aveu...

L'HYMÉNÉE
Va, n'appréhende rien :
Nous serons à l'envi nous-mêmes ton soutien.
Porte sur ton théâtre une chaleur si belle,
Que des plus heureux temps l'éclat s'y renouvelle :
Nous en partagerons la gloire et le souci.

LA VICTOIRE
Cependant la Victoire est inutile ici :
Puisque la paix y règne, il faut qu'elle s'exile.

LA PAIX
Non, Victoire : avec moi tu n'es pas inutile.
Si la France en repos n'a plus où t'employer,
Du moins à ses amis elle peut t'envoyer.
D'ailleurs mon plus grand calme aime l'inquiétude
Des combats de prudence, et des combats d'étude ;
Il ouvre un champ plus large à ces guerres d'esprits ;
Tous les peuples sans cesse en disputent le prix ;
Et comme il fait monter à la plus haute gloire,
Il est bon que la France ait toujours la Victoire.
Fais-lui donc cette grâce, et prends part comme nous
À ce qu'auront d'heureux des spectacles si doux.

LA VICTOIRE
J'y consens, et m'arrête aux rives de la Seine,
Pour rendre un long hommage à l'une et l'autre reine,
Pour y prendre à jamais les ordres de son roi.
Puissé-je en obtenir, pour mon premier emploi,
Ceux d'aller jusqu'aux bouts de ce vaste hémisphère
Arborer les drapeaux de son généreux frère,
D'aller d'un si grand prince, en mille et mille lieux,
Égaler le grand nom au nom de ses aïeux,
Le conduire au-delà de leurs fameuses traces,
Faire un appui de Mars du favori des Grâces,
Et sous d'autres climats couronner ses hauts faits
Des lauriers qu'en ceux-ci lui dérobe la Paix !

L'HYMÉNÉE
Tu vas voir davantage, et les dieux, qui m'ordonnent
Qu'attendant tes lauriers mes myrtes le couronnent,
Lui vont donner un prix de toute autre valeur
Que ceux que tu promets avec tant de chaleur.
Cette illustre conquête a pour lui plus de charmes
Que celles que tu veux assurer à ses armes ;
Et son oeil, éclairé par mon sacré flambeau,
Ne voit point de trophée ou si noble ou si beau.
Ainsi, France, à l'envi l'Espagne et l'Angleterre
Aiment à t'enrichir quand tu finis la guerre ;
Et la paix, qui succède à ses tristes efforts,
Te livre par ma main leurs plus rares trésors.

LA PAIX
Allons sans plus tarder mettre ordre à tes spectacles ;
Et pour les commencer par de nouveaux miracles,
Toi que rend tout-puissant ce chef-d'oeuvre des cieux,
Hymen, fais-lui changer la face de ces lieux.

L'HYMÉNÉE, seule.
Naissez à cet aspect, fontaines, fleurs, bocages ;
Chassez de ces débris les funestes images,
Et formez des jardins tels qu'avec quatre mots
Le grand art de Médée en fit naître à Colchos.

TRAGÉDIE

ACTE I

SCÈNE I

MÉDÉE
Parmi ces grands sujets d'allégresse publique,
Vous portez sur le front un air mélancolique :
Votre humeur paraît sombre ; et vous semblez, ma soeur,
Murmurer en secret contre notre bonheur.
La veuve de Phryxus et la fille d'Aæte
Plaint-elle de Persès la honte et la défaite ?
Vous faut-il consoler de ces illustres coups
Qui partent d'un héros parent de votre époux ?
Et le vaillant Jason pourrait-il vous déplaire
Alors que dans son trône il rétablit mon père ?

CHALCIOPE
Vous m'offensez, ma soeur : celles de notre rang
Ne savent point trahir leur pays ni leur sang ;
Et j'ai vu les combats de Persès et d'Aæte
Toujours avec des yeux de fille et de sujette.
Si mon front porte empreints quelques troubles secrets,
Sachez que je n'en ai que pour vos intérêts.
J'aime autant que je dois cette haute victoire :
Je veux bien que Jason en ait toute la gloire ;
Mais à tout dire enfin, je crains que ce vainqueur
N'en étende les droits jusque sur votre coeur.
Je sais que sa brigade, à peine descendue,
Rétablit à nos yeux la bataille perdue,
Que Persès triomphait, que Styrus était mort,
Styrus que pour époux vous envoyait le sort.
Jason de tant de maux borna soudain la course :
Il en dompta la force, il en tarit la source ;
Mais avouez aussi qu'un héros si charmant
Vous console bientôt de la mort d'un amant.
L'éclat qu'a répandu le bonheur de ses armes
À vos yeux éblouis ne permet plus de larmes :
Il sait les détourner des horreurs d'un cercueil ;
Et la peur d'être ingrate étouffe votre deuil.
Non que je blâme en vous quelques soins de lui plaire,
Tant que la guerre ici l'a rendu nécessaire ;
Mais je ne voudrais pas que cet empressement
D'un soin étudié fît un attachement ;
Car enfin, aujourd'hui que la guerre est finie,
Votre facilité se trouverait punie ;
Et son départ subit ne vous laisserait plus
Qu'un coeur embarrassé de soucis superflus.

MÉDÉE
La remontrance est douce, obligeante, civile ;
Mais à parler sans feinte elle est fort inutile :
Si je n'ai point d'amour, je n'y prends point de part ;
Et si j'aime Jason, l'avis vient un peu tard.
Quoi qu'il en soit, ma soeur, nommeriez-vous un crime
Un vertueux amour qui suivrait tant d'estime ?
Alors que ses hauts faits lui gagnent tous les coeurs,
Faut-il que ses soupirs excitent mes rigueurs,
Que contre ses exploits moi seule je m'irrite,
Et fonde mes dédains sur son trop de mérite ?
Mais s'il m'en doit bientôt coûter un repentir,
D'où pouvez-vous savoir qu'il soit prêt à partir ?

CHALCIOPE
Je le sais de mes fils, qu'une ardeur de jeunesse
Emporte malgré moi jusqu'à le suivre en Grèce,
Pour voir en ces beaux lieux la source de leur sang,
Et de Phryxus leur père y reprendre le rang.
Déjà tous ces héros au départ se disposent :
Ils ont peine à souffrir que leurs bras se reposent ;
Comme la gloire à tous fait leur plus cher souci,
N'ayant plus à combattre, ils n'en ont plus ici :
Ils brûlent d'en chercher dessus quelque autre rive,
Tant leur valeur rougit sitôt qu'elle est oisive.
Jason veut seulement une grâce du roi.

MÉDÉE
Cette grâce, ma soeur, n'est sans doute que moi.
Ce n'est plus avec vous qu'il faut que je déguise.
Du chef de ces héros j'asservis la franchise ;
De tout ce qu'il a fait de grand, de glorieux,
Il rend un plein hommage au pouvoir de mes yeux.
Il a vaincu Persès, il a servi mon père,
Il a sauvé l'état, sans chercher qu'à me plaire.
Vous l'avez vu peut-être, et vos yeux sont témoins
De combien chaque jour il y donne de soins,
Avec combien d'ardeur...

CHALCIOPE
Oui, je l'ai vu moi-même,
Que pour plaire à vos yeux il prend un soin extrême ;
Mais je n'ai pas moins vu combien il vous est doux
De vous montrer sensible aux soins qu'il prend pour vous.
Je vous vois chaque jour avec inquiétude
Chercher ou sa présence ou quelque solitude,
Et dans ces grands jardins sans cesse repasser
Le souvenir des traits qui vous ont su blesser.
En un mot, vous l'aimez, et ce que j'appréhende...

MÉDÉE
Je suis prête à l'aimer, si le roi le commande ;
Mais jusque-là, ma soeur, je ne fais que souffrir
Les soupirs et les voeux qu'il prend soin de m'offrir.

CHALCIOPE
Quittez ce faux devoir dont l'ombre vous amuse.
Vous irez plus avant si le roi le refuse ;
Et quoi que votre erreur vous fasse présumer,
Vous obéirez mal s'il vous défend d'aimer.
Je sais... Mais le voici, que le prince accompagne.

SCÈNE II

AÆTE
Enfin nos ennemis nous cèdent la campagne,
Et des Scythes défaits le camp abandonné
Nous est de leur déroute un gage fortuné,
Un fidèle témoin d'une victoire entière ;
Mais comme la fortune est souvent journalière,
Il en faut redouter de funestes retours,
Ou se mettre en état de triompher toujours.
Vous savez de quel poids et de quelle importance
De ce peu d'étrangers s'est fait voir l'assistance.
Quarante, qui l'eût cru ? Quarante à leur abord
D'une armée abattue ont relevé le sort,
Du côté des vaincus rappelé la victoire,
Et fait d'un jour fatal un jour brillant de gloire.
Depuis cet heureux jour que n'ont point fait leurs bras ?
Leur chef nous a paru le démon des combats ;
Et trois fois sa valeur, d'un noble effet suivie,
Au péril de son sang a dégagé ma vie.
Que ne lui dois-je point ? Et que ne dois-je à tous ?
Ah ! Si nous les pouvions arrêter parmi nous,
Que ma couronne alors se verrait assurée !
Qu'il faudrait craindre peu pour la toison dorée,
Ce trésor où les dieux attachent nos destins,
Et que veulent ravir tant de jaloux voisins !
N'y peux-tu rien, Médée, et n'as-tu point de charmes
Qui fixent en ces lieux le bonheur de leurs armes ?
N'est-il herbes, parfums, ni chants mystérieux,
Qui puissent nous unir ces bras victorieux ?

ABSYRTE
Seigneur, il est en vous d'avoir cet avantage :
Le charme qu'il y faut est tout sur son visage.
Jason l'aime, et je crois que l'offre de son coeur
N'en serait pas reçue avec trop de rigueur.
Un favorable aveu pour ce digne hyménée
Rendrait ici sa course heureusement bornée ;
Son exemple aurait force, et ferait qu'à l'envi
Tous voudraient imiter le chef qu'ils ont suivi.
Tous sauraient comme lui, pour faire une maîtresse,
Perdre le souvenir des beautés de leur Grèce ;
Et tous ainsi que lui permettraient à l'amour
D'obstiner des héros à grossir votre cour.

AÆTE
Le refus d'un tel heur aurait trop d'injustice.
Puis-je d'un moindre prix payer un tel service ?
Le ciel, qui veut pour elle un époux étranger,
Sous un plus digne joug ne saurait l'engager.
Oui, j'y consens, Absyrte, et tiendrai même à grâce
Que du roi d'Albanie il remplisse la place,
Que la mort de Styrus permette à votre soeur
L'incomparable choix d'un si grand successeur.
Ma fille, si jamais les droits de la naissance...

CHALCIOPE
Seigneur, je vous réponds de son obéissance ;
Mais je ne réponds pas que vous trouviez les Grecs
Dans la même pensée et les mêmes respects.
Je les connais un peu, veuve d'un de leurs princes :
Ils ont aversion pour toutes nos provinces ;
Et leur pays natal leur imprime un amour
Qui partout les rappelle et presse leur retour.
Ainsi n'espérez pas qu'il soit des hyménées
Qui puissent à la vôtre unir leurs destinées.
Ils les accepteront, si leur sort rigoureux
A fait de leur patrie un lieu mal sûr pour eux ;
Mais le péril passé, leur soudaine retraite
Vous fera bientôt voir que rien ne les arrête,
Et qu'il n'est point de noeud qui les puisse obliger
À vivre sous les lois d'un monarque étranger.
Bien que Phryxus m'aimât avec quelque tendresse,
Je l'ai vu mille fois soupirer pour sa Grèce,
Et quelque illustre rang qu'il tînt dans vos états,
S'il eût eu l'accès libre en ces heureux climats,
Malgré ces beaux dehors d'une ardeur empressée,
Il m'eût fallu l'y suivre, ou m'en voir délaissée.
Il semble après sa mort qu'il revive en ses fils ;
Comme ils ont même sang, ils ont mêmes esprits :
La Grèce en leur idée est un séjour céleste,
Un lieu seul digne d'eux. Par là jugez du reste.

AÆTE
Faites-les-moi venir : que de leur propre voix
J'apprenne les raisons de cet injuste choix.
Et quant à ces guerriers que nos dieux tutélaires
Au salut de l'état rendent si nécessaires,
Si pour les obliger à vivre mes sujets
Il n'est point dans ma cour d'assez dignes objets,
Si ce nom sur leur front jette tant d'infamie
Que leur gloire en devienne implacable ennemie,
Subornons cette gloire, et voyons dès demain
Ce que pourra sur eux le nom de souverain.
Le trône a ses liens ainsi que l'hyménée,
Et quand ce double noeud tient une âme enchaînée,
Quand l'ambition marche au secours de l'amour,
Elle étouffe aisément tous ces soins du retour.
Elle triomphera de cette idolâtrie
Que tous ces grands guerriers gardent pour leur patrie.
Leur Grèce a des climats et plus doux et meilleurs ;
Mais commander ici vaut bien servir ailleurs.
Partageons avec eux l'éclat d'une couronne
Que la bonté du ciel par leurs mains nous redonne :
D'un bien qu'ils ont sauvé je leur dois quelque part ;
Je le perdais sans eux, sans eux il court hasard ;
Et c'est toujours prudence, en un péril funeste,
D'offrir une moitié pour conserver le reste.

ABSYRTE
Vous les connaissez mal : ils sont trop généreux
Pour vous vendre à ce prix le besoin qu'on a d'eux.
Après ce grand secours, ce serait pour salaire
Prendre une part du vol qu'on tâchait à vous faire,
Vous piller un peu moins sous couleur d'amitié,
Et vous laisser enfin ce reste par pitié.
C'est là, seigneur, c'est là cette haute infamie
Dont vous verriez leur gloire implacable ennemie.
Le trône a des splendeurs dont les yeux éblouis
Peuvent réduire une âme à l'oubli du pays ;
Mais aussi la Scythie, ouverte à nos conquêtes,
Offre assez de matière à couronner leurs têtes.
Qu'ils règnent, mais par nous, et sur nos ennemis :
C'est là qu'il faut trouver un sceptre à nos amis ;
Et lors d'un sacré noeud l'inviolable étreinte
Tirera notre appui d'où partait notre crainte ;
Et l'hymen unira par des liens plus doux
Des rois sauvés par eux à des rois faits par nous.

AÆTE
Vous regardez trop tôt comme votre héritage
Un trône dont en vain vous craignez le partage.
J'ai d'autres yeux, Absyrte, et vois un peu plus loin.
Je veux bien réserver ce remède au besoin,
Ne faire point cette offre à moins que nécessaire ;
Mais s'il y faut venir, rien ne m'en peut distraire.
Les voici : parlons-leur ; et pour les arrêter,
Ne leur refusons rien qu'ils daignent souhaiter.

SCÈNE III

AÆTE
Guerriers par qui mon sort devient digne d'envie,
Héros à qui je dois et le sceptre et la vie,
Après tant de bienfaits et d'un si haut éclat,
Voulez-vous me laisser la honte d'être ingrat ?
Je ne vous fais point d'offre ; et dans ces lieux sauvages
Je ne découvre rien digne de vos courages :
Mais si dans mes états, mais si dans mon palais
Quelque chose avait pu mériter vos souhaits,
Le choix qu'en aurait fait cette valeur extrême
Lui donnerait un prix qu'il n'a pas de lui-même ;
Et je croirais devoir à ce précieux choix
L'heur de vous rendre un peu de ce que je vous dois.

JASON
Si nos bras, animés par vos destins propices,
Vous ont rendu, seigneur, quelques faibles services,
Et s'il en est encore, après un sort si doux,
Que vos commandements puissent vouloir de nous,
Vous avez en vos mains un trop digne salaire,
Et pour ce qu'on a fait et pour ce qu'on peut faire ;
Et s'il nous est permis de vous le demander...

AÆTE
Attendez tout d'un roi qui veut tout accorder :
J'en jure le dieu Mars, et le Soleil mon père ;
Et me puisse à vos yeux accabler leur colère,
Si mes serments pour vous n'ont de si prompts effets,
Que vos voeux dès ce jour se verront satisfaits !

JASON
Seigneur, j'ose vous dire, après cette promesse,
Que vous voyez la fleur des princes de la Grèce,
Qui vous demandent tous d'une commune voix
Un trésor qui jadis fut celui de ses rois :
La toison d'or, seigneur, que Phryxus, votre gendre,
Phryxus, notre parent...

AÆTE
Ah ! Que viens-je d'entendre !

MÉDÉE
Ah ! Perfide.

JASON
À ce mot vous paraissez surpris !
Notre peu de secours se met à trop haut prix ;
Mais enfin, je l'avoue, un si précieux gage
Est l'unique motif de tout notre voyage.
Telle est la dure loi que nous font nos tyrans,
Que lui seul nous peut rendre au sein de nos parents ;
Et telle est leur rigueur, que sans cette conquête
Le retour au pays nous coûterait la tête.

AÆTE
Ah ! Si vous ne pouvez y rentrer autrement,
Dure, dure à jamais votre bannissement !
Princes, tel est mon sort, que la toison ravie
Me doit coûter le sceptre, et peut-être la vie.
De sa perte dépend celle de tout l'état ;
En former un désir, c'est faire un attentat ;
Et si jusqu'à l'effet vous pouvez le réduire,
Vous ne m'avez sauvé que pour mieux me détruire

JASON
Qui vous l'a dit, seigneur ? Quel tyrannique effroi
Fait cette illusion aux destins d'un grand roi ?

AÆTE
Votre Phryxus lui-même a servi d'interprète
À ces ordres des dieux dont l'effet m'inquiète :
Son ombre en mots exprès nous les a fait savoir.

JASON
À des fantômes vains donnez moins de pouvoir.
Une ombre est toujours ombre, et des nuits éternelles
Il ne sort point de jours qui ne soient infidèles.
Ce n'est point à l'enfer à disposer des rois,
Et les ordres du ciel n'empruntent point sa voix.
Mais vos bontés par là cherchent à faire grâce
Au trop d'ambition dont vous voyez l'audace ;
Et c'est pour colorer un trop juste refus
Que vous faites parler cette ombre de Phryxus.

AÆTE
Quoi ? De mon noir destin la triste certitude
Ne serait qu'un prétexte à mon ingratitude ?
Et quand je vous dois tout, je voudrais essayer
Un mauvais artifice à ne vous rien payer ?
Quoi que vous en croyiez, quoi que vous puissiez dire,
Pour vous désabuser partageons mon empire.
Cette offre peut-elle être un refus coloré,
Et répond-elle mal à ce que j'ai juré ?

JASON
D'autres l'accepteraient avec pleine allégresse ;
Mais elle n'ouvre pas les chemins de la Grèce ;
Et ces héros, sortis ou des dieux ou des rois,
Ne sont pas mes sujets pour vivre sous mes lois.
C'est à l'heur du retour que leur courage aspire,
Et non pas à l'honneur de me faire un empire.

AÆTE
Rien ne peut donc changer ce rigoureux désir ?

JASON
Seigneur, nous n'avons pas le pouvoir de choisir.
Ce n'est que perdre temps qu'en parler davantage ;
Et vous savez à quoi le serment vous engage.

AÆTE
Téméraire serment qui me fait une loi
Dangereuse pour vous, ou funeste pour moi !
La toison est à vous si vous pouvez la prendre,
Car ce n'est pas de moi qu'il vous la faut attendre.
Comme votre Phryxus l'a consacrée à Mars,
Ce dieu même lui fait d'effroyables remparts,
Contre qui tout l'effort de la valeur humaine
Ne peut être suivi que d'une mort certaine :
Il faut pour l'emporter quelque chose au-dessus.
J'ouvrirai la carrière, et ne puis rien de plus :
Il y va de ma vie ou de mon diadème ;
Mais je tremble pour vous autant que pour moi-même.
Je croirais faire un crime à vous le déguiser ;
Il est en votre choix d'en bien ou mal user.
Ma parole est donnée, il faut que je la tienne ;
Mais votre perte est sûre à moins que de la mienne.
Adieu : pensez-y bien. Toi, ma fille, dis-lui
À quels affreux périls il se livre aujourd'hui.

SCÈNE IV

MÉDÉE
Ces périls sont légers.

JASON
Ah ! Divine princesse !

MÉDÉE
Il n'y faut que du coeur, des forces, de l'adresse.
Vous en avez, Jason ; mais peut-être, après tout,
Ce que vous en avez n'en viendra pas à bout.

JASON
Madame, si jamais...

MÉDÉE
Ne dis rien, téméraire.
Tu ne savais que trop quel choix pouvait me plaire.
Celui de la toison m'a fait voir tes mépris :
Tu la veux, tu l'auras ; mais apprends à quel prix.
Pour voir cette dépouille au dieu Mars consacrée,
À tous dans sa forêt il permet libre entrée ;
Mais pour la conquérir qui s'ose hasarder
Trouve un affreux dragon commis à la garder.
Rien n'échappe à sa vue, et le sommeil sans force
Fait avec sa paupière un éternel divorce.
Le combat contre lui ne te sera permis
Qu'après deux fiers taureaux par ta valeur soumis ;
Leurs yeux sont tout de flamme, et leur brûlante haleine
D'un long embrasement couvre toute la plaine.
Va leur faire souffrir le joug et l'aiguillon,
Ouvrir du champ de Mars le funeste sillon :
C'est ce qu'il te faut faire, et dans ce champ horrible
Jeter une semence encore plus terrible,
Qui soudain produira des escadrons armés
Contre la même main qui les aura semés.
Tous, sitôt qu'ils naîtront, en voudront à ta vie :
Je vais moi-même à tous redoubler leur furie.
Juge par là, Jason, de la gloire où tu cours,
Et cherche où tu pourras des bras et du secours.

SCÈNE V

JASON
Amis, voilà l'effet de votre impatience.
Si j'avais eu sur vous un peu plus de croyance,
L'amour m'aurait livré ce précieux dépôt,
Et vous l'avez perdu pour le vouloir trop tôt.

PÉLÉE
L'amour vous est bien doux, et votre espoir tranquille,
Qui vous fit consumer deux ans chez Hypsipyle,
En consumerait quatre avec plus de raison
À cajoler Médée et gagner la toison.
Après que nos exploits l'ont si bien méritée,
Un mot seul, un souhait dût l'avoir emportée ;
Mais puisqu'on la refuse au service rendu,
Il faut avoir de force un bien qui nous est dû.

JASON
De Médée en courroux dissipez donc les charmes ;
Combattez ce dragon, ces taureaux, ces gensdarmes.

IPHITE
Les dieux nous ont sauvés de mille autres dangers,
Et sont les mêmes dieux en ces bords étrangers.
Pallas nous a conduits, et Junon de nos têtes
A parmi tant de mers écarté les tempêtes.
Ces grands secours unis auront leur plein effet,
Et ne laisseront point leur ouvrage imparfait.
Voyez si je m'abuse, amis, quand je l'espère :
Regardez de Junon briller la messagère ;
Iris nous vient du ciel dire ses volontés.
En attendant son ordre, adorons ses bontés.
Prends ton luth, cher Orphée, et montre à la déesse
Combien ce doux espoir charme notre tristesse.

SCÈNE VI

ORPHÉE
Femme et soeur du maître des dieux,
De qui le seul regard fait nos destins propices,
Nous as-tu jusqu'ici guidés sous tes auspices
Pour nous voir périr en ces lieux ?
Contre des bras mortels tout ce qu'ont pu nos armes,
Nous l'avons fait dans les combats :
Contre les monstres et les charmes
C'est à toi maintenant de nous prêter ton bras.

IRIS
Princes, ne perdez pas courage ;
Les deux mêmes divinités
Qui vous ont garantis sur les flots irrités
Prennent votre défense en ce climat sauvage.
Les voici toutes deux, qui de leur propre voix
Vous apprendront sous quelles lois
Le destin vous promet cette illustre conquête ;
Elles sauront vous la faciliter :
Écoutez leurs conseils, et tenez l'âme prête
À les exécuter.

JUNON
Tous vos bras et toutes vos armes
Ne peuvent rien contre les charmes
Que Médée en fureur verse sur la toison :
L'amour seul aujourd'hui peut faire ce miracle ;
Et dragon ni taureaux ne vous feront obstacle,
Pourvu qu'elle s'apaise en faveur de Jason.
Prête à descendre en terre afin de l'y réduire,
J'ai pris et le visage et l'habit de sa soeur.
Rien ne vous peut servir si vous n'avez son coeur ;
Et si vous le gagnez, rien ne vous saurait nuire.

PALLAS
Pour vous secourir en ces lieux,
Junon change de forme et va descendre en terre ;
Et pour vous protéger Pallas remonte aux cieux,
Où Mars et quelques autres dieux
Vont presser contre vous le maître du tonnerre.
Le soleil, de son fils embrassant l'intérêt,
Voudra faire changer l'arrêt
Qui vous laisse espérer la toison demandée ;
Mais quoi qu'il puisse faire, assurez-vous qu'enfin
L'amour fera votre destin,
Et vous donnera tout, s'il vous donne Médée.

JASON
Eh bien ! Si mes conseils...

PÉLÉE
N'en parlons plus, Jason :
Cet oracle l'emporte, et vous aviez raison.
Aimez, le ciel l'ordonne, et c'est l'unique voie
Qu'après tant de travaux il ouvre à notre joie.
N'y perdons point de temps, et sans plus de séjour
Allons sacrifier au tout-puissant Amour.

ACTE II

SCÈNE I

JUNON
Nous pouvons à l'écart, sur ces rives du Phase,
Parler en sûreté du feu qui vous embrase.
Souvent votre Médée y vient prendre le frais,
Et pour y mieux rêver s'échappe du palais.
Il faut venir à bout de cette humeur altière :
De sa soeur tout exprès j'ai pris l'image entière,
Mon visage a même air, ma voix a même ton ;
Vous m'en voyez la taille, et l'habit, et le nom ;
Et je la cache à tous sous un épais nuage,
De peur que son abord ne trouble mon ouvrage.
Sous ces déguisements j'ai déjà rétabli
Presque en toute sa force un amour affaibli.
L'horreur de vos périls, que redoublent les charmes,
Dans cette âme inquiète excite mille alarmes :
Elle blâme déjà son trop d'emportement.
C'est à vous d'achever un si doux changement.
Un soupir poussé juste, en suite d'une excuse,
Perce un coeur bien avant quand lui-même il s'accuse,
Et qu'un secret retour le force à ressentir
De sa fureur trop prompte un tendre repentir.

JASON
Déesse, quels encens...

JUNON
Traitez-moi de princesse,
Jason, et laissez là l'encens et la déesse.
Quand vous serez en Grèce il y faudra penser ;
Mais ici vos devoirs s'en doivent dispenser :
Par ce respect suprême ils m'y feraient connaître.
Laissez-y-moi passer pour ce que je feins d'être,
Jusqu'à ce que le coeur de Médée adouci...

JASON
Madame, puisqu'il faut ne vous nommer qu'ainsi,
Vos ordres me seront des lois inviolables :
J'aurai pour les remplir des soins infatigables ;
Et mon amour plus fort...

JUNON
Je sais que vous aimez,
Que Médée a des traits dont vos sens sont charmés.
Mais cette passion est-elle en vous si forte
Qu'à tous autres objets elle ferme la porte ?
Ne souffre-t-elle plus l'image du passé ?
Le portrait d'Hypsipyle est-il tout effacé ?

JASON
Ah !

JUNON
Vous en soupirez !

JASON
Un reste de tendresse
M'échappe encore au nom d'une belle princesse ;
Mais comme assez souvent la distance des lieux
Affaiblit dans le coeur ce qu'elle cache aux yeux,
Les charmes de Médée ont aisément la gloire
D'abattre dans le mien l'effet de sa mémoire.

JUNON
Peut-être elle n'est pas si loin que vous pensez.
Ses voeux de vous attendre enfin se sont lassés,
Et n'ont pu résister à cette impatience
Dont tous les vrais amants ont trop d'expérience.
L'ardeur de vous revoir l'a hasardée aux flots ;
Elle a pris après vous la route de Colchos ;
Et moi, pour empêcher que sa flamme importune
Ne rompît sur ces bords toute votre fortune,
J'ai soulevé les vents, qui brisant son vaisseau,
Dans les flots mutinés ont ouvert son tombeau.

JASON
Hélas !

JUNON
N'en craignez point une funeste issue :
Dans son propre palais Neptune l'a reçue.
Comme il craint pour Pélie, à qui votre retour
Doit coûter la couronne, et peut-être le jour,
Il va tâcher d'y mettre un obstacle par elle,
Et vous la renvoiera, plus pompeuse et plus belle,
Rattacher votre coeur à des liens si doux,
Ou du moins exciter des sentiments jaloux
Qui vous rendent Médée à tel point inflexible,
Que le pouvoir du charme en demeure invincible,
Et que vous périssiez en le voulant forcer,
Ou qu'à votre conquête il faille renoncer.
Dès son premier abord une soudaine flamme
D'Absyrte à ses beautés livrera toute l'âme ;
L'Amour me l'a promis : vous l'en verrez charmé ;
Mais vous serez sans doute encor le plus aimé.
Il faut donc prévenir ce dieu qui l'a sauvée,
Emporter la toison avant son arrivée.
Votre amante paraît : agissez en amant
Qui veut en effet vaincre, et vaincre promptement.

SCÈNE II

MÉDÉE
Que faites-vous, ma soeur, avec ce téméraire ?
Quand son orgueil m'outrage, a-t-il de quoi vous plaire ?
Et vous a-t-il réduite à lui servir d'appui,
Vous qui parliez tantôt, et si haut, contre lui ?

JUNON
Je suis toujours sincère ; et dans l'idolâtrie
Qu'en tous ces héros grecs je vois pour leur patrie,
Si votre coeur était encore à se donner,
Je ferais mes efforts à vous en détourner :
Je vous dirais encor ce que j'ai su vous dire ;
Mais l'amour sur tous deux a déjà trop d'empire :
Il vous aime, et je vois qu'avec les mêmes traits...

MÉDÉE
Que dites-vous, ma soeur ? Il ne m'aima jamais.
À quelque complaisance il a pu se contraindre ;
Mais s'il feignit d'aimer, il a cessé de feindre,
Et me l'a bien fait voir en demandant au roi,
En ma présence même, un autre prix que moi.

JUNON
Ne condamnons personne avant que de l'entendre.
Savez-vous les raisons dont il se peut défendre ?
Il m'en a dit quelqu'une, et je ne puis nier,
Non pas qu'elle suffise à le justifier,
Il est trop criminel, mais que du moins son crime
N'est pas du tout si noir qu'il l'est dans votre estime ;
Et si vous la saviez, peut-être à votre tour
Vous trouveriez moins lieu d'accuser son amour.

MÉDÉE
Quoi ? Ce lâche tantôt ne m'a pas regardée ;
Il n'a montré qu'orgueil, que mépris pour Médée,
Et je pourrais encor l'entendre discourir !

JASON
Le discours siérait mal à qui cherche à mourir.
J'ai mérité la mort si j'ai pu vous déplaire ;
Mais cessez contre moi d'armer votre colère :
Vos taureaux, vos dragons sont ici superflus ;
Dites-moi seulement que vous ne m'aimez plus :
Ces deux mots suffiront pour réduire en poussière...

MÉDÉE
Va, quand il me plaira, j'en sais bien la manière ;
Et si ma bouche encor n'en fulmine l'arrêt,
Rends grâces à ma soeur qui prend ton intérêt.
Par quel art, par quel charme as-tu pu la séduire,
Elle qui ne cherchait tantôt qu'à te détruire ?
D'où vient que mon coeur même à demi révolté
Semble vouloir s'entendre avec ta lâcheté,
Et de tes actions favorable interprète,
Ne te peint à mes yeux que tel qu'il te souhaite ?
Par quelle illusion lui fais-tu cette loi ?
Serais-tu dans mon art plus grand maître que moi ?
Tu mets dans tous mes sens le trouble et le divorce :
Je veux ne t'aimer plus, et n'en ai pas la force.
Achève d'éblouir un si juste courroux,
Qu'offusquent malgré moi des sentiments trop doux ;
Car enfin, et ma soeur l'a bien pu reconnaître,
Tout violent qu'il est, l'amour seul l'a fait naître ;
Il va jusqu'à la haine, et toutefois, hélas !
Je te haïrais peu, si je ne t'aimais pas.
Mais parle, et si tu peux, montre quelque innocence.

JASON
Je renonce, madame, à toute autre défense.
Si vous m'aimez encore, et si l'amour en vous
Fait naître cette haine, anime ce courroux,
Puisque de tous les deux sa flamme est triomphante,
Le courroux est propice et la haine obligeante.
Oui, puisque cet amour vous parle encor pour moi,
Il ne vous permet pas de douter de ma foi ;
Et pour vous faire voir mon innocence entière,
Il éclaire vos yeux de toute sa lumière :
De ses rayons divins le vif discernement
Du chef de ces héros sépare votre amant.
Ces princes, qui pour vous ont exposé leur vie,
Sans qui votre province allait être asservie,
Eux qui de vos destins rompant le cours fatal,
Tous mes égaux qu'ils sont, m'ont fait leur général ;
Eux qui de leurs exploits, eux qui de leur victoire
Ont répandu sur moi la plus brillante gloire ;
Eux tous ont par ma voix demandé la toison :
C'étaient eux qui parlaient, ce n'était pas Jason.
Il ne voulait que vous ; mais pouvait-il dédire
Ces guerriers dont le bras a sauvé votre empire,
Et par une bassesse indigne de son rang,
Demander pour lui seul tout le prix de leur sang ?
Pouvais-je les trahir, moi qui de leurs suffrages
De ce rang où je suis tiens tous les avantages ?
Pouvais-je avec honneur à ce qu'il a d'éclat
Joindre le nom de lâche et le titre d'ingrat ?
Auriez-vous pu m'aimer couvert de cette honte ?

JUNON
Ma soeur, dites le vrai, n'étiez-vous point trop prompte ?
Qu'a-t-il fait qu'un coeur noble et vraiment généreux...

MÉDÉE
Ma soeur, je le voulais seulement amoureux.
En qui saurait aimer serait-ce donc un crime,
Pour montrer plus d'amour, de perdre un peu d'estime ?
Et malgré les douceurs d'un espoir si charmant,
Faut-il que le héros fasse taire l'amant ?
Quel que soit ce devoir, ou ce noble caprice,
Tu me devais, Jason, en faire un sacrifice.
Peut-être j'aurais pu t'en entendre blâmer,
Mais non pas t'en haïr, non pas t'en moins aimer.
Tout oblige en amour, quand l'amour en est cause.

JUNON
Voyez à quoi pour vous cet amour la dispose.
N'abusez point, Jason, des bontés de ma soeur,
Qui semble se résoudre à vous rendre son coeur ;
Et laissez à vos Grecs, au péril de leur vie,
Chercher cette toison si chère à leur envie.

JASON
Quoi ? Les abandonner en ce pas dangereux !

MÉDÉE
N'as-tu point assez fait d'avoir parlé pour eux ?

JASON
Je suis leur chef, madame ; et pour cette conquête
Mon honneur me condamne à marcher à leur tête :
J'y dois périr comme eux, s'il leur faut y périr ;
Et bientôt à leur tête on m'y verrait courir,
Si j'aimais assez mal pour essayer mes armes
À forcer des périls qu'ont préparés vos charmes,
Et si le moindre espoir de vaincre malgré vous
N'était un attentat contre votre courroux.
Oui, ce que nos destins m'ordonnent que j'obtienne,
Je le veux de vos mains, et non pas de la mienne.
Si ce trésor par vous ne m'est point accordé,
Mon bras me punira d'avoir trop demandé ;
Et mon sang à vos yeux, sur ce triste rivage,
De vos justes refus étalera l'ouvrage.
Vous m'en verrez, madame, accepter la rigueur,
Votre nom en la bouche et votre image au coeur,
Et mon dernier soupir, par un pur sacrifice,
Sauver toute ma gloire et vous rendre justice.
Quel heur de pouvoir dire en terminant mon sort :
« un respect amoureux a seul causé ma mort ! »
Quel heur de voir ma mort charger la renommée
De tout ce digne excès dont vous êtes aimée,
Et dans tout l'avenir...

MÉDÉE
Va, ne me dis plus rien ;
Je ferai mon devoir, comme tu fais le tien.
L'honneur doit m'être cher, si la gloire t'est chère :
Je ne trahirai point mon pays et mon père ;
Le destin de l'état dépend de la toison,
Et je commence enfin à connaître Jason.
Ces paniques terreurs pour ta gloire flétrie
Nous déguisent en vain l'amour de ta patrie ;
L'impatiente ardeur d'en voir le doux climat
Sous ces fausses couleurs ne fait que trop d'éclat ;
Mais s'il faut la toison pour t'en ouvrir l'entrée,
Va traîner ton exil de contrée en contrée ;
Et ne présume pas, pour te voir trop aimé,
Abuser en tyran de mon coeur enflammé.
Puisque le tien s'obstine à braver ma colère,
Que tu me fais des lois, à moi qui t'en dois faire,
Je reprends cette foi que tu crains d'accepter,
Et préviens un ingrat qui cherche à me quitter.

JASON
Moi, vous quitter, madame ! Ah ! Que c'est mal connaître
Le pouvoir du beau feu que vos yeux ont fait naître !
Que nos héros en Grèce emportent leur butin,
Jason auprès de vous attache son destin.
Donnez-leur la toison qu'ils ont presque achetée ;
Ou si leur sang versé l'a trop peu méritée,
Joignez-y tout le mien, et laissez-moi l'honneur
De leur voir de ma main tenir tout leur bonheur.
Que si le souvenir de vous avoir servie
Me réserve pour vous quelque reste de vie,
Soit qu'il faille à Colchos borner notre séjour,
Soit qu'il vous plaise ailleurs éprouver mon amour,
Sous les climats brûlants, sous les zones glacées,
Les routes me plairont que vous m'aurez tracées :
J'y baiserai partout les marques de vos pas.
Point pour moi de patrie où vous ne serez pas ;
Point pour moi...

MÉDÉE
Quoi ? Jason, tu pourrais pour Médée
Étouffer de ta Grèce et l'amour et l'idée ?

JASON
Je le pourrai, madame, et de plus...

SCÈNE III

ABSYRTE
Ah ! Mes soeurs,
Quel miracle nouveau va ravir tous nos coeurs !
Sur ce fleuve mes yeux ont vu de cette roche
Comme un trône flottant qui de nos bords s'approche.
Quatre monstres marins courbent sous ce fardeau ;
Quatre nains emplumés le soutiennent sur l'eau ;
Et découpant les airs par un battement d'ailes,
Lui servent de rameurs et de guides fidèles.
Sur cet amas brillant de nacre et de coral,
Qui sillonne les flots de ce mouvant cristal,
L'opale étincelante à la perle mêlée
Renvoie un jour pompeux vers la voûte étoilée.
Les nymphes de la mer, les tritons, tout autour,
Semblent au dieu caché faire à l'envi leur cour ;
Et sur ces flots heureux, qui tressaillent de joie,
Par mille bonds divers ils lui tracent la voie.
Voyez du fond des eaux s'élever à nos yeux,
Par un commun accord, ces moites demi-dieux.
Puissent-ils sur ces bords arrêter ce miracle !
Admirez avec moi ce merveilleux spectacle.
Le voilà qui les suit. Voyez-le s'avancer.

JASON
Ah ! Madame.

JUNON
Voyez sans vous embarrasser.

SCÈNE IV

SIRÈNES
Telle Vénus sortit du sein de l'onde,
Pour faire régner dans le monde
Les jeux et les plaisirs, les grâces et l'amour ;
Telle tous les matins l'aurore
Sur le sein émaillé de Flore
Verse la rosée et le jour.
Objet divin, qui vas de ce rivage
Bannir ce qu'il a de sauvage,
Pour y faire régner les grâces et l'amour,
Telle et plus adorable encore
Que n'est Vénus, que n'est l'aurore,
Tu vas y faire un nouveau jour.

ABSYRTE
Quelle beauté, mes soeurs, dans ce trône enfermée,
De son premier coup d'oeil a mon âme charmée ?
Quel coeur pourrait tenir contre de tels appas ?

HYPSIPYLE
Juste ciel, il me voit, et ne s'avance pas !

GLAUQUE
Allez, tritons, allez, sirènes ;
Allez, vents, et rompez vos chaînes ;
Neptune est satisfait,
Et l'ordre qu'il vous donne a son entier effet.
Jason, vois les bontés de ce même Neptune,
Qui pour achever ta fortune,
A sauvé du naufrage, et renvoie à tes voeux
La princesse qui seule est digne de ta flamme.
À son aspect rallume tous tes feux ;
Et pour répondre aux siens, rends-lui toute ton âme.
Et toi, qui jusques à Colchos
Dois à tant de beautés un assuré passage,
Fleuve, pour un moment retire un peu tes flots,
Et laisse approcher ton rivage.

ABSYRTE
Princesse, en qui du ciel les merveilleux efforts
Se sont plu d'animer ses plus rares trésors,
Souffrez qu'au nom du roi dont je tiens la naissance,
Je vous offre en ces lieux une entière puissance :
Régnez dans ses états, régnez dans son palais ;
Et pour premier hommage à vos divins attraits...

HYPSIPYLE
Faites moins d'honneur, prince, à mon peu de mérite :
Je ne cherche en ces lieux qu'un ingrat qui m'évite.
Au lieu de m'aborder, Jason, vous pâlissez !
Dites-moi pour le moins si vous me connaissez.

JASON
Je sais bien qu'à Lemnos vous étiez Hypsipyle ;
Mais ici...

HYPSIPYLE
Qui vous rend de la sorte immobile ?
Ne suis-je plus la même arrivant à Colchos ?

JASON
Oui ; mais je n'y suis pas le même qu'à Lemnos.

HYPSIPYLE
Dieux ! Que viens-je d'ouïr ?

JASON
J'ai d'autres yeux, madame :
Voyez cette princesse, elle a toute mon âme ;
Et pour vous épargner les discours superflus,
Ici je ne connais et ne vois rien de plus.

HYPSIPYLE
Ô faveurs de Neptune, où m'avez-vous conduite ?
Et s'il commence ainsi, quelle sera la suite ?

MÉDÉE
Non, non, madame, non, je ne veux rien d'autrui :
Reprenez votre amant, je vous laisse avec lui.
Ne m'offre plus un coeur dont une autre est maîtresse,
Volage, et reçois mieux cette grande princesse.
Adieu : des yeux si beaux valent bien la toison.

JASON
Ah ! Madame, voyez qu'avec peu de raison...

JUNON
Suivez sans perdre temps, je saurai vous rejoindre.
Madame, on vous trahit ; mais votre heur n'est pas moindre.
Mon frère, qui s'apprête à vous conduire au roi,
N'a pas moins de mérite, et tiendra mieux sa foi.
Si je le connais bien, vous avez qui vous venge ;
Et si vous m'en croyez, vous gagnerez au change.
Je vous laisse en résoudre, et prends quelques moments
Pour rétablir le calme entre ces deux amants.

SCÈNE V

ABSYRTE
Madame, si j'osais, dans le trouble où vous êtes,
Montrer à vos beaux yeux des peines plus secrètes,
Si j'osais faire voir à ces divins tyrans
Ce qu'ont déjà soumis de si doux conquérants,
Je mettrais à vos pieds le trône et la couronne
Où le ciel me destine et que le sang me donne.
Mais puisque vos douleurs font taire mes désirs,
Ne vous offensez pas du moins de mes soupirs ;
Et tant que le respect m'imposera silence,
Expliquez-vous pour eux toute leur violence.

HYPSIPYLE
Prince, que voulez-vous d'un coeur préoccupé
Sur qui domine encor l'ingrat qui l'a trompé ?
Si c'est à mon amour une peine cruelle
Où je cherche un amant de voir un infidèle,
C'est un nouveau supplice à mes tristes appas
De faire une conquête où je n'en cherche pas.
Non que je vous méprise, et que votre personne
N'eût de quoi me toucher plus que votre couronne :
Le ciel me donne un sceptre en des climats plus doux,
Et de tous vos états je ne voudrais que vous.
Mais ne vous flattez point sur ces marques d'estime
Qu'en mon coeur, tel qu'il est, votre présence imprime :
Quand l'univers entier vous connaîtrait pour roi,
Que pourrais-je pour vous, si je ne suis à moi ?

ABSYRTE
Vous y serez, madame, et pourrez toute chose :
Le change de Jason déjà vous y dispose ;
Et pour peu qu'il soutienne encor cette rigueur,
Le dépit, malgré vous, vous rendra votre coeur.
D'un si volage amant que pourriez-vous attendre ?

HYPSIPYLE
L'inconstance me l'ôte, elle peut me le rendre.

ABSYRTE
Quoi ? Vous pourriez l'aimer, s'il rentrait sous vos lois
En devenant perfide une seconde fois ?

HYPSIPYLE
Prince, vous savez mal combien charme un courage
Le plus frivole espoir de reprendre un volage,
De le voir malgré lui dans nos fers retombé,
Échapper à l'objet qui nous l'a dérobé,
Et sur une rivale et confuse et trompée
Ressaisir avec gloire une place usurpée.
Si le ciel en courroux m'en refuse l'honneur,
Du moins je servirai d'obstacle à son bonheur.
Cependant éteignez une flamme inutile :
Aimez en d'autres lieux, et plaignez Hypsipyle ;
Et s'il vous reste encor quelque bonté pour moi,
Aidez contre un ingrat ma plainte auprès du roi.

ABSYRTE
Votre plainte, madame, aurait pour toute issue
Un nouveau déplaisir de la voir mal reçue.
Le roi le veut pour gendre, et ma soeur pour époux.

HYPSIPYLE
Il me rendra justice, un roi la doit à tous ;
Et qui la sacrifie aux tendresses de père
Est d'un pouvoir si saint mauvais dépositaire.

ABSYRTE
À quelle rude épreuve engagez-vous ma foi,
De me forcer d'agir contre ma soeur et moi !
Mais n'importe, le temps et quelque heureux service
Pourront à mon amour vous rendre plus propice.
Tandis souvenez-vous que jusqu'à se trahir
Ce prince malheureux cherche à vous obéir.

ACTE III

SCÈNE I

AÆTE
Je vous devais assez pour vous donner Médée,
Jason ; et si tantôt vous l'aviez demandée,
Si vous m'aviez parlé comme vous me parlez,
Vous auriez obtenu le bien que vous voulez.
Mais en est-il saison au jour d'une conquête
Qui doit faire tomber mon trône ou votre tête ?
Et vous puis-je accepter pour gendre, et vous chérir,
S'il vous faut dans une heure ou me perdre ou périr ?
Prétendre à la toison par l'hymen de ma fille,
C'est pour m'assassiner s'unir à ma famille ;
Et si vous abusez de ce que j'ai promis,
Vous êtes le plus grand de tous mes ennemis.
Je ne m'en puis dédire, et le serment me lie.
Mais si tant de périls vous laissent quelque vie,
Après avoir perdu ce roi que vous bravez,
Allez porter vos voeux à qui vous les devez :
Hypsipyle vous aime, elle est reine, elle est belle ;
Fuyez notre vengeance, et régnez avec elle.

JASON
Quoi ? Parler de vengeance, et d'un oeil de courroux
Voir l'immuable ardeur de m'attacher à vous !
Vous présumer perdu sur la foi d'un scrupule
Qu'embrasse aveuglément votre âme trop crédule,
Comme si sur la peau d'un chétif animal
Le ciel avait écrit tout votre sort fatal !
Ce que l'ombre a prédit, si vous daignez l'entendre,
Ne met aucun obstacle aux prières d'un gendre.
Me donner la princesse, et pour dot la toison,
Ce n'est que l'assurer dedans votre maison,
Puisque par les doux noeuds de ce bonheur suprême
Je deviendrai soudain une part de vous-même,
Et que ce même bras qui vous a pu sauver
Sera toujours armé pour vous la conserver.

AÆTE
Vous prenez un peu tard une mauvaise adresse :
Nos esprits sont plus lourds que ceux de votre Grèce ;
Mais j'ai d'assez bons yeux, dans un si juste effroi,
Pour démêler sans peine un gendre d'avec moi.
Je sais que l'union d'un époux à ma fille
De mon sang et du sien forme une autre famille,
Et que si de moi-même elle fait quelque part,
Cette part de moi-même a ses destins à part.
Ce que l'ombre a prédit se fait assez entendre.
Cessez de vous forcer à devenir mon gendre ;
Ce serait un honneur qui ne vous plairait pas,
Puisque la toison seule a pour vous des appas,
Et que si mon malheur vous l'avait accordée,
Vous n'auriez jamais fait aucuns voeux pour Médée.

JASON
C'est faire trop d'outrage à mon coeur enflammé.
Dès l'abord je la vis, dès l'abord je l'aimai ;
Et mon amour n'est pas un amour politique
Que le besoin colore, et que la crainte explique.
Mais n'ayant que moi-même à vous parler pour moi,
Je n'osais espérer d'être écouté d'un roi,
Ni que sur ma parole il me crût de naissance
À porter mes désirs jusqu'à son alliance.
Maintenant qu'une reine a fait voir que mon sang
N'est pas fort au-dessous de cet illustre rang,
Qu'un refus de son sceptre après votre victoire
Montre qu'on peut m'aimer sans hasarder sa gloire,
J'ose, un peu moins timide, offrir, avec ma foi,
Ce que veut une reine à la fille d'un roi.

AÆTE
Et cette même reine est un exemple illustre
Qui met tous vos hauts faits en leur plus digne lustre.
L'état où la réduit votre fidélité
Nous instruit hautement de cette vérité,
Que ma fille avec vous serait fort assurée
Sur les gages douteux d'une foi parjurée.
Ce trône refusé, dont vous faites le vain,
Nous doit donner à tous horreur de votre main.
Il ne faut pas ainsi se jouer des couronnes :
On doit toujours respect au sceptre, à nos personnes.
Mépriser cette reine en présence d'un roi,
C'est manquer de prudence aussi bien que de foi.
Le ciel nous unit tous en ce grand caractère :
Je ne puis être roi sans être aussi son frère ;
Et si vous étiez né mon sujet ou mon fils,
J'aurais déjà puni l'orgueil d'un tel mépris ;
Mais l'unique pouvoir que sur vous je puis prendre,
C'est de vous ordonner de la voir, de l'entendre.
La voilà : pensez bien que tel est votre sort,
Que vous n'avez qu'un choix, Hypsipyle ou la mort ;
Car à vous en parler avec pleine franchise,
Ma perte dépend bien de la toison conquise ;
Mais je ne dois pas craindre en ces périls nouveaux
Que votre vie échappe aux feux de nos taureaux.

SCÈNE II

AÆTE
Madame, j'ai parlé ; mais toutes mes paroles
Ne sont auprès de lui que des discours frivoles.
C'est à vous d'essayer ce que pourront vos yeux :
Comme ils ont plus de force, ils réussiront mieux.
Arrachez-lui du sein cette funeste envie
Qui dans ce même jour lui va coûter la vie.
Je vous devrai beaucoup, si vous touchez son coeur
Jusques à le sauver de sa propre fureur :
Devant ce que je dois au secours de ses armes,
Rompre son mauvais sort, c'est épargner nos larmes.

SCÈNE III

HYPSIPYLE
Eh bien ! Jason, la mort a-t-elle de tels biens
Qu'elle soit plus aimable à vos yeux que les miens ?
Et sa douceur pour vous serait-elle moins pure
Si vous n'y joigniez l'heur de mourir en parjure ?
Oui, ce glorieux titre est si doux à porter,
Que de tout votre sang il le faut acheter.
Le mépris qui succède à l'amitié passée
D'une seule douleur m'aurait trop peu blessée :
Pour mieux punir ce coeur d'avoir su vous chérir,
Il faut vous voir ensemble et changer et périr ;
Il faut que le tourment d'être trop tôt vengée
Se mêle aux déplaisirs de me voir outragée ;
Que l'amour, au dépit ne cédant qu'à moitié,
Sitôt qu'il est banni, rentre par la pitié ;
Et que ce même feu, que je devrais éteindre,
M'oblige à vous haïr, et me force à vous plaindre.
Je ne t'empêche pas, volage, de changer ;
Mais du moins, en changeant, laisse-moi me venger.
C'est être trop cruel, c'est trop croître l'offense
Que m'ôter à la fois ton coeur et ma vengeance
Le supplice où tu cours la va trop tôt finir.
Ce n'est pas me venger, ce n'est que te punir ;
Et toute sa rigueur n'a rien qui me soulage,
S'il n'est de mon souhait et le choix et l'ouvrage.
Hélas ! Si tu pouvais le laisser à mon choix,
Ton supplice, il serait de rentrer sous mes lois,
De m'attacher à toi d'une chaîne plus forte,
Et de prendre en ta main le sceptre que je porte.
Tu n'as qu'à dire un mot, ton crime est effacé :
J'ai déjà, si tu veux, oublié le passé.
Mais qu'inutilement je me montre si bonne
Quand tu cours à la mort de peur qu'on te pardonne !
Quoi ? Tu ne réponds rien, et mes plaintes en l'air
N'ont rien d'assez puissant pour te faire parler ?

JASON
Que voulez-vous, madame, ici que je vous die ?
Je ne connais que trop quelle est ma perfidie ;
Et l'état où je suis ne saurait consentir
Que j'en fasse une excuse, ou montre un repentir :
Après ce que j'ai fait, après ce qui se passe,
Tout ce que je dirais aurait mauvaise grâce.
Laissez dans le silence un coupable obstiné,
Qui se plaît dans son crime, et n'en est point gêné.

HYPSIPYLE
Parle toutefois, parle, et non plus pour me plaire,
Mais pour rendre la force à ma juste colère ;
Parle, pour m'arracher ces tendres sentiments
Que l'amour enracine au coeur des vrais amants ;
Repasse mes bontés et tes ingratitudes ;
Joins-y, si tu le peux, des coups encor plus rudes :
Ce sera m'obliger, ce sera m'obéir.
Je te devrai beaucoup, si je te puis haïr,
Et si de tes forfaits la peinture étendue
Ne laisse plus flotter ma haine suspendue.

JASON
Que dirai-je, après tout, que ce que vous savez ?
Madame, rendez-vous ce que vous vous devez.
Il n'est pas glorieux pour une grande reine
De montrer de l'amour, et de voir de la haine ;
Et le sexe et le rang se doivent souvenir
Qu'il leur sied bien d'attendre, et non de prévenir ;
Et que c'est profaner la dignité suprême
Que de lui laisser dire : « on me trahit, et j'aime. »

HYPSIPYLE
Je le puis dire, ingrat, sans blesser mon devoir :
C'est mon époux en toi que le ciel me fait voir,
Du moins si la parole et reçue et donnée
A des noeuds assez forts pour faire un hyménée.
Ressouviens-t'en, volage, et des chastes douceurs
Qu'un mutuel amour répandit dans nos coeurs.
Je te laissai partir afin que ta conquête
Remît sous mon empire une plus digne tête,
Et qu'une reine eût droit d'honorer de son choix
Un héros que son bras eût fait égal aux rois.
J'attendais ton retour pour pouvoir avec gloire
Récompenser ta flamme et payer ta victoire ;
Et quand jusques ici je t'apporte ma foi,
Je trouve en arrivant que tu n'es plus à moi !
Hélas ! Je ne craignais que tes beautés de Grèce ;
Et je vois qu'une Scythe a rompu ta promesse,
Et qu'un climat barbare a des traits assez doux
Pour m'avoir de mes bras enlevé mon époux !
Mais, dis-moi, ta Médée est-elle si parfaite ?
Ce que cherche Jason vaut-il ce qu'il rejette ?
Malgré ton coeur changé, j'en fais juges tes yeux.
Tu soupires en vain, il faut t'expliquer mieux :
Ce soupir échappé me dit bien quelque chose ;
Toute autre l'entendrait ; mais sans toi je ne l'ose.
Parle donc et sans feinte : où porte-t-il ta foi ?
Va-t-il vers ma rivale, ou revient-il vers moi ?

JASON
Osez autant qu'une autre ; entendez-le, madame,
Ce soupir qui vers vous pousse toute mon âme ;
Et concevez par là jusqu'où vont mes malheurs,
De soupirer pour vous, et de prétendre ailleurs.
Il me faut la toison : il y va de la vie
De tous ces demi-dieux que brûle même envie ;
Il y va de ma gloire, et j'ai beau soupirer,
Sous cette tyrannie il me faut expirer.
J'en perds tout mon bonheur, j'en perds toute ma joie ;
Mais pour sortir d'ici je n'ai que cette voie ;
Et le même intérêt qui vous fit consentir,
Malgré tout votre amour, à me laisser partir,
Le même me dérobe ici votre couronne.
Pour faire ma conquête, il faut que je me donne,
Que pour l'objet aimé j'affecte des mépris,
Que je m'offre en esclave, et me vende à ce prix :
Voilà ce que mon coeur vous dit quand il soupire.
Ne me condamnez plus, madame, à le redire :
Si vous m'aimez encor, de pareils entretiens
Peuvent aigrir vos maux et redoublent les miens ;
Et cet aveu d'un crime où le destin m'attache
Grossit l'indignité des remords que je cache
Pour me les épargner, vous voyez qu'en ces lieux
Je fuis votre présence, et j'évite vos yeux.
L'amour vous montre aux miens toujours charmante et belle ;
Chaque moment allume une flamme nouvelle ;
Mais ce qui de mon coeur fait les plus chers désirs,
De mon change forcé fait tous les déplaisirs ;
Et dans l'affreux supplice où me tient votre vue,
Chaque coup d'oeil me perce, et chaque instant me tue.
Vos bontés n'ont pour moi que des traits rigoureux :
Plus je me vois aimé, plus je suis malheureux ;
Plus vous me faites voir d'amour et de mérite,
Plus vous haussez le prix des trésors que je quitte ;
Et l'excès de ma perte allume une fureur
Qui me donne moi-même à moi-même en horreur.
Laissez-moi m'affranchir de la secrète rage
D'être en dépit de moi déloyal et volage ;
Et puisqu'ici le ciel vous offre un autre époux
D'un rang pareil au vôtre, et plus digne de vous,
Ne vous obstinez point à gêner une vie
Que de tant de malheurs vous voyez poursuivie.
Oubliez un ingrat qui jusques au trépas,
Tout ingrat qu'il paraît, ne vous oubliera pas :
Apprenez à quitter un lâche qui vous quitte.

HYPSIPYLE
Tu te confesses lâche, et veux que je t'imite ;
Et quand tu fais effort pour te justifier,
Tu veux que je t'oublie, et ne peux m'oublier !
Je vois ton artifice et ce que tu médites ;
Tu veux me conserver alors que tu me quittes ;
Et par les attentats d'un flatteur entretien
Me dérober ton coeur, et retenir le mien :
Tu veux que je te perde, et que je te regrette,
Que j'approuve en pleurant la perte que j'ai faite,
Que je t'estime et t'aime avec ta lâcheté,
Et me prenne de tout à la fatalité.
Le ciel l'ordonne ainsi : ton change est légitime ;
Ton innocence est sûre au milieu de ton crime ;
Et quand tes trahisons pressent leur noir effet,
Ta gloire, ton devoir, ton destin a tout fait.
Reprends, reprends, Jason, tes premières rudesses :
Leur coup m'est bien plus doux que tes fausses tendresses ;
Tes remords impuissants aigrissent mes douleurs :
Ne me rends point ton coeur, quand tu te vends ailleurs.
D'un coeur qu'on ne voit pas l'offre est lâche et barbare,
Quand de tout ce qu'on voit un autre objet s'empare ;
Et c'est faire un hommage et ridicule et vain
De présenter le coeur et retirer la main.

JASON
L'un et l'autre est à vous, si...

HYPSIPYLE
N'achève pas, traître ;
Ce que tu veux cacher se ferait trop paraître :
Un véritable amour ne parle point ainsi.

JASON
Trouvez donc les moyens de nous tirer d'ici.
La toison emportée, il agira, madame,
Ce véritable amour qui vous donne mon âme ;
Sinon... Mais dieux ! Que vois-je ? Ô ciel ! Je suis perdu,
Si j'ai tant de malheur qu'elle m'aye entendu.

SCÈNE IV

MÉDÉE
Vous l'avez vu, madame, êtes-vous satisfaite ?

HYPSIPYLE
Vous en pouvez juger par sa prompte retraite.

MÉDÉE
Elle marque le trouble où son coeur est réduit ;
Mais j'ignore, après tout, s'il vous quitte ou me fuit.

HYPSIPYLE
Vous pouvez donc, madame, ignorer quelque chose ?

MÉDÉE
Je sais que, s'il me fuit, vous en êtes la cause.

HYPSIPYLE
Moi, je n'en sais pas tant ; mais j'avoue entre nous
Que s'il faut qu'il me quitte, il a besoin de vous.

MÉDÉE
Ce que vous en pensez me donne peu d'alarmes.

HYPSIPYLE
Je n'ai que des attraits, et vous avez des charmes.

MÉDÉE
C'est beaucoup en amour que de savoir charmer.

HYPSIPYLE
Et c'est beaucoup aussi que de se faire aimer.

MÉDÉE
Si vous en avez l'art, j'ai celui d'y contraindre.

HYPSIPYLE
À faute d'être aimée, on peut se faire craindre.

MÉDÉE
Il vous aima jadis ?

HYPSIPYLE
Peut-être il m'aime encor,
Moins que vous toutefois, ou que la toison d'or.

MÉDÉE
Du moins, quand je voudrai flatter son espérance,
Il saura de nous deux faire la différence.

HYPSIPYLE
J'en vois la différence assez grande à Colchos ;
Mais elle serait autre et plus grande à Lemnos.
Les lieux aident au choix ; et peut-être qu'en Grèce
Quelque troisième objet surprendrait sa tendresse.

MÉDÉE
J'appréhende assez peu qu'il me manque de foi.

HYPSIPYLE
Vous êtes plus adroite et plus belle que moi :
Tant qu'il aura des yeux vous n'avez rien à craindre.

MÉDÉE
J'allume peu de feux qu'un autre puisse éteindre ;
Et puisqu'il me promet un coeur ferme et constant...

HYPSIPYLE
Autrefois à Lemnos il m'en promit autant.

MÉDÉE
D'un amant qui s'en va de quoi sert la parole ?

HYPSIPYLE
À montrer qu'on vous peut voler ce qu'on me vole.
Ces beaux feux qu'en mon île il n'osait démentir...

MÉDÉE
Eurent un peu de tort de le laisser partir.

HYPSIPYLE
Comme vous en aurez, si jamais ce volage
Porte à quelque autre objet ce qu'il vous rend d'hommage.

MÉDÉE
Les captifs mal gardés ont droit de nous quitter.

HYPSIPYLE
J'avais quelque mérite, et n'ai pu l'arrêter.

MÉDÉE
J'en ai peu, mais enfin s'il fait plus que le vôtre ?

HYPSIPYLE
Vous avez lieu de croire en valoir bien un autre ;
Mais prenez moins d'appui sur un coeur usurpé :
Il peut vous échapper, puisqu'il m'est échappé.

MÉDÉE
Votre esprit n'est rempli que de mauvais augures.

HYPSIPYLE
On peut sur le passé former ses conjectures.

MÉDÉE
Le passé mal conduit n'est qu'un miroir trompeur,
Où l'oeil bien éclairé ne fonde espoir ni peur.

HYPSIPYLE
Si j'ai conçu pour vous des craintes mal fondées...

MÉDÉE
Laissons faire Jason, et gardons nos idées.

HYPSIPYLE
Avec sincérité je dois vous avouer
Que j'ai quelque sujet encor de m'en louer.

MÉDÉE
Avec sincérité je dois aussi vous dire
Qu'assez malaisément on sort de mon empire,
Et que quand jusqu'à moi j'ai permis d'aspirer,
On ne s'abaisse plus à vous considérer.
Profitez des avis que ma pitié vous donne.

HYPSIPYLE
À vous dire le vrai, cette hauteur m'étonne.
Je suis reine, madame, et les fronts couronnés...

MÉDÉE
Et moi je suis Médée, et vous m'importunez.

HYPSIPYLE
Cet indigne mépris que de mon rang vous faites...

MÉDÉE
Connaissez-moi, madame, et voyez où vous êtes.
Si Jason pour vos yeux ose encor soupirer,
Il peut chercher des bras à vous en retirer.
Adieu : souvenez-vous, au lieu de vous en plaindre,
Qu'à faute d'être aimée, on peut se faire craindre.

SCÈNE V

HYPSIPYLE
Que vois-je ? Où suis-je ? Ô dieux ! Quels abîmes ouverts
Exhalent jusqu'à moi les vapeurs des enfers !
Que d'yeux étincelants sous d'horribles paupières
Mêlent au jour qui fuit d'effroyables lumières !
Ô toi, qui crois par là te faire redouter,
Si tu l'as espéré, cesse de t'en flatter.
Tu perds de ton grand art la force ou l'imposture,
À t'armer contre moi de toute la nature.
L'amour au désespoir ne peut craindre la mort :
Dans un pareil naufrage elle ouvre un heureux port.
Hâtez, monstres, hâtez votre approche fatale.
Mais immoler ainsi ma vie à ma rivale !
Cette honte est pour moi pire que le trépas.
Je ne veux plus mourir ; monstres, n'avancez pas.

UNE VOIX
Monstres, n'avancez pas, une reine l'ordonne ;
Respectez ses appas ;
Suivez les lois qu'elle vous donne :
Monstres, n'avancez pas.

HYPSIPYLE
Quel favorable écho, pendant que je soupire,
Répète mes frayeurs avec un tel empire ?
Et d'où vient que frappés par ces divins accents,
Ces monstres tout à coup deviennent impuissants ?

LA VOIX
C'est l'amour qui fait ce miracle,
Et veut plus faire en ta faveur.
N'y mets donc point d'obstacle :
Aime qui t'aime, et donne coeur pour coeur.

HYPSIPYLE
Quel prodige nouveau ! Cet amas de nuages
Vient-il dessus ma tête éclater en orages ?
Vous qui nous gouvernez, dieux, quel est votre but ?
M'annoncez-vous par là ma perte ou mon salut ?
Le nuage descend, il s'arrête, il s'entr'ouvre ;
Et je vois... Mais, ô dieux, qu'est-ce que j'y découvre ?
Serait-ce bien le prince ?

SCÈNE VI

ABSYRTE
Oui, madame, c'est lui
Dont l'amour vous apporte un ferme et sûr appui :
Le même qui pour vous courant à son supplice,
Contre un ingrat trop cher a demandé justice,
Le même vient encor dissiper votre peur.
J'ai parlé contre moi, j'agis contre ma soeur ;
Et sitôt que je vois quelque espoir de vous plaire,
Je ne me connais plus, je cesse d'être frère.
Monstres, disparaissez ; fuyez de ces beaux yeux
Que vous avez en vain obsédés en ces lieux.
Et vous, divin objet, n'en ayez plus d'alarmes.
Pour détruire le reste, il faudrait d'autres charmes.
Contre ceux qu'on pressait de vous faire périr,
Je n'avais que les airs par où vous secourir ;
Et d'un art tout-puissant les forces inconnues
Ne me laissaient ouvert que le milieu des nues ;
Mais le mien, quoique moindre, a pleine autorité
De nous faire sortir d'un séjour enchanté.
Allons, madame.

HYPSIPYLE
Allons, prince trop magnanime,
Prince digne en effet de toute mon estime.

ABSYRTE
N'aurez-vous rien de plus pour des voeux si constants ?
Et ne pourrai-je...

HYPSIPYLE
Allons, et laissez faire au temps.

ACTE IV

SCÈNE I

MÉDÉE
Qui donne cette audace à votre inquiétude,
Prince, de me troubler jusqu'en ma solitude ?
Avez-vous oublié que dans ces tristes lieux
Je ne souffre que moi, les ombres et les dieux,
Et qu'étant par mon art consacrés au silence,
Aucun ne peut sans crime y mêler sa présence ?

ABSYRTE
De vos bontés, ma soeur, c'est sans doute abuser ;
Mais l'ardeur d'un amant a droit de tout oser.
C'est elle qui m'amène en ces lieux solitaires,
Où votre art fait agir ses plus secrets mystères,
Vous demander un charme à détacher un coeur,
À dérober une âme à son premier vainqueur.

MÉDÉE
Hélas ! Cet art, mon frère, impuissant sur les âmes,
Ne sait que c'est d'éteindre ou d'allumer des flammes
Et s'il a sur le reste un absolu pouvoir,
Loin de charmer les coeurs, il n'y saurait rien voir.
Mais n'avancez-vous rien sur celui d'Hypsipyle ?
Son péril, son effroi, vous est-il inutile ?
Après ce stratagème entre nous concerté,
Elle vous croit devoir et vie et liberté ;
Et son ingratitude au dernier point éclate,
Si d'une ombre d'espoir cet effroi ne vous flatte.

ABSYRTE
Elle croit qu'en votre art aussi savant que vous,
Je prends plaisir pour elle à rabattre vos coups ;
Et sans rien soupçonner de tout notre artifice,
Elle doit tout, dit-elle, à ce rare service ;
Mais à moins toutefois que de perdre l'espoir,
Du côté de l'amour rien ne peut l'émouvoir.

MÉDÉE
L'espoir qu'elle conserve aura peu de durée,
Puisque Jason en veut à la toison dorée,
Et qu'à la conquérir faire le moindre effort,
C'est se livrer soi-même et courir à la mort.
Oui, mon frère, prenez un esprit plus tranquille,
Si la mort d'un rival vous assure Hypsipyle ;
Et croyez...

ABSYRTE
Ah ! Ma soeur, ce serait me trahir
Que de perdre Jason sans le faire haïr.
L'âme de cette reine, à la douleur ouverte,
À toute la famille imputerait sa perte,
Et m'envelopperait dans le juste courroux
Qu'elle aurait pour le roi, qu'elle prendrait pour vous.
Faites donc qu'il vous aime, afin qu'on le haïsse ;
Qu'on regarde sa mort comme un digne supplice.
Non que je la souhaite : il s'est vu trop aimé
Pour n'en présumer pas votre esprit alarmé ;
Je ne veux pas non plus chercher jusqu'en votre âme
Les sentiments qu'y laisse une si belle flamme :
Arrêtez seulement ce héros sous vos lois,
Et disposez sans moi du reste, à votre choix.
S'il doit mourir, qu'il meure en amant infidèle ;
S'il doit vivre, qu'il vive en esclave rebelle,
Et qu'on n'aye aucun lieu, dans l'un ni l'autre sort,
Ni de l'aimer vivant, ni de le plaindre mort.
C'est ce que je demande à cette amitié pure
Qu'avec le jour pour moi vous donna la nature.

MÉDÉE
Puis-je m'en faire aimer sans l'aimer à mon tour,
Et pour un coeur sans foi me souffrir de l'amour ?
Puis-je l'aimer, mon frère, au moment qu'il n'aspire
Qu'à ce trésor fatal dont dépend votre empire ?
Ou si par nos taureaux il se fait déchirer,
Voulez-vous que je l'aime, afin de le pleurer ?

ABSYRTE
Aimez, ou n'aimez pas, il suffit qu'il vous aime ;
Et quant à ces périls pour notre diadème,
Je ne suis pas de ceux dont le crédule esprit
S'attache avec scrupule à ce qu'on leur prédit.
Je sais qu'on n'entend point de telles prophéties
Qu'après que par l'effet elles sont éclaircies ;
Et que quoi qu'il en soit, le sceptre de Lemnos
A de quoi réparer la perte de Colchos.
Ces climats désolés où même la nature
Ne tient que de votre art ce qu'elle a de verdure,
Où nos plus beaux jardins n'ont ni roses ni lis
Dont par votre savoir ils ne soient embellis,
Sont-ils à comparer à ces charmantes îles
Où nos maux trouveraient de glorieux asiles ?
Tomber à bas d'un trône est un sort rigoureux ;
Mais quitter l'un pour l'autre est un échange heureux.

MÉDÉE
Un amant tel que vous, pour gagner ce qu'il aime,
Changerait sans remords d'air et de diadème...
Comme j'ai d'autres yeux, j'ai d'autres sentiments,
Et ne me règle pas sur vos attachements.
Envoyez-moi ma soeur, que je puisse avec elle
Pourvoir au doux succès d'une flamme si belle.
Ménagez cependant un si cher intérêt :
Faites effort à plaire autant comme on vous plaît.
Pour Jason, je saurai de sorte m'y conduire,
Que soit qu'il vive ou meure, il ne pourra vous nuire.
Allez sans perdre temps, et laissez-moi rêver
Aux beaux commencements que je veux achever.

SCÈNE II

MÉDÉE
Tranquille et vaste solitude,
Qu'à votre calme heureux j'ose en vain recourir !
Et que la rêverie est mal propre à guérir
D'une peine qui plaît la flatteuse habitude !
J'en viens soupirer seule au pied de vos rochers ;
Et j'y porte avec moi dans mes voeux les plus chers
Mes ennemis les plus à craindre :
Plus je crois les dompter, plus je leur obéis ;
Ma flamme s'en redouble ; et plus je veux l'éteindre,
Plus moi-même je m'y trahis.
C'est en vain que toute alarmée
J'envisage à quels maux expose un inconstant :
L'amour tremble à regret dans mon esprit flottant ;
Et timide à l'aimer, je meurs d'en être aimée.
Ainsi j'adore et crains son manquement de foi ;
Je m'offre et me refuse à ce que je prévoi :
Son change me plaît et m'étonne.
Dans l'espoir le plus doux j'ai tout à soupçonner ;
Et bien que tout mon coeur obstinément se donne,
Ma raison n'ose me donner.
Silence, raison importune ;
Est-il temps de parler quand mon coeur s'est donné ?
Du bien que tu lui veux ce lâche est si gêné,
Que ton meilleur avis lui tient lieu d'infortune.
Ce que tu mets d'obstacle à ses désirs mutins
Anime leur révolte et le livre aux destins,
Contre qui tu prends sa défense :
Ton effort odieux ne sert qu'à les hâter ;
Et ton cruel secours lui porte par avance
Tous les maux qu'il doit redouter.
Parle toutefois pour sa gloire ;
Donne encor quelques lois à qui te fait la loi :
Tyrannise un tyran qui triomphe de toi,
Et par un faux trophée usurpe sa victoire.
S'il est vrai que l'amour te vole tout mon coeur,
Exile de mes yeux cet insolent vainqueur,
Dérobe-lui tout mon visage ;
Et si mon âme cède à mes feux trop ardents,
Sauve tout le dehors du honteux esclavage
Qui t'enlève tout le dedans.

SCÈNE III

MÉDÉE
L'avez-vous vu, ma soeur, cet amant infidèle ?
Que répond-il aux pleurs d'une reine si belle ?
Souffre-t-il par pitié qu'ils en fassent un roi ?
A-t-il encor le front de vous parler de moi ?
Croit-il qu'un tel exemple ait su si peu m'instruire,
Qu'il lui laisse encor lieu de me pouvoir séduire ?

JUNON
Modérez ces chaleurs de votre esprit jaloux :
Prenez des sentiments plus justes et plus doux ;
Et sans vous emporter souffrez que je vous die...

MÉDÉE
Qu'il pense m'acquérir par cette perfidie ?
Et que ce qu'il fait voir de tendresse et d'amour,
Si j'ose l'accepter, m'en garde une à mon tour ?
Un volage, ma soeur, a beau faire et beau dire,
On peut toujours douter pour qui son coeur soupire :
Sa flamme à tous moments peut prendre un autre cours,
Et qui change une fois peut changer tous les jours.
Vous, qui vous préparez à prendre sa défense,
Savez-vous, après tout, s'il m'aime ou s'il m'offense ?
Lisez-vous dans son coeur pour voir ce qui s'y fait,
Et si j'ai de ces feux l'apparence ou l'effet ?

JUNON
Quoi ? Vous vous offensez d'Hypsipyle quittée !
D'Hypsipyle pour vous à vos yeux maltraitée !
Vous, son plus cher objet ! Vous de qui hautement
En sa présence même il s'est nommé l'amant !
C'est mal vous acquitter de la reconnaissance
Qu'une autre croirait due à cette préférence.
Voyez mieux qu'un héros si grand, si renommé,
Aurait peu fait pour vous, s'il n'avait rien aimé.
En ces tristes climats qui n'ont que vous d'aimable,
Où rien ne s'offre aux yeux qui vous soit comparable,
Un coeur qu'un autre objet ne peut vous disputer
Vous porte peu de gloire à se laisser dompter.
Mais Hypsipyle est belle, et joint au diadème
Un amour assez fort pour mériter qu'on l'aime ;
Et quand, malgré son trône, et malgré sa beauté,
Et malgré son amour, vous l'avez emporté,
Que ne devez-vous point à l'illustre victoire
Dont ce choix obligeant vous assure la gloire ?
Peut-il de vos attraits faire mieux voir le prix,
Que par le don d'un coeur qu'Hypsipyle avait pris ?
Pouvez-vous sans chagrin refuser un hommage
Qu'une autre lui demande avec tant d'avantage ?
Pouvez-vous d'un tel don faire si peu d'état,
Sans vouloir être ingrate, et l'être avec éclat ?
Si c'est votre dessein, en faisant la cruelle,
D'obliger ce héros à retourner vers elle,
Vous en pourrez avoir un succès assez prompt ;
Sinon...

MÉDÉE
Plutôt la mort qu'un si honteux affront.
Je ne souffrirai point qu'Hypsipyle me brave,
Et m'enlève ce coeur que j'ai vu mon esclave.
Je voudrais avec vous en vain le déguiser ;
Quand je l'ai vu pour moi tantôt la mépriser,
Qu'à ses yeux, sans nous mettre un moment en balance,
Il m'a si hautement donné la préférence,
J'ai senti des transports que mon esprit discret
Par un soudain adieu n'a cachés qu'à regret.
Je ne croirai jamais qu'il soit douceur égale
À celle de se voir immoler sa rivale,
Qu'il soit pareille joie ; et je mourrais, ma soeur,
S'il fallait qu'à son tour elle eût même douceur.

JUNON
Quoi ? Pour vous cette honte est un malheur extrême ?
Ah ! Vous l'aimez encor.

MÉDÉE
Non ; mais je veux qu'il m'aime.
Je veux, pour éviter un si mortel ennui,
Le conserver à moi, sans me donner à lui,
L'arrêter sous mes lois, jusqu'à ce qu'Hypsipyle
Lui rende de son coeur la conquête inutile,
Et que le prince Absyrte, ayant reçu sa foi,
L'ait mise hors d'état de triompher de moi.
Lors, par un juste exil punissant l'infidèle,
Je n'aurai plus de peur qu'il me traite comme elle ;
Et je saurai sur lui nous venger toutes deux,
Sitôt qu'il n'aura plus à qui porter ses voeux.

JUNON
Vous vous promettez plus que vous ne voudrez faire,
Et vous n'en croirez pas toute cette colère.

MÉDÉE
Je ferai plus encor que je ne me promets,
Si vous pouvez, ma soeur, quitter ses intérêts.

JUNON
Quelques chers qu'ils me soient, je veux bien m'y contraindre,
Et pour mieux vous ôter tout sujet de me craindre,
Le voilà qui paraît, je vous laisse avec lui.
Vous me rappellerez, s'il a besoin d'appui.

SCÈNE IV

MÉDÉE
Êtes-vous prêt, Jason, d'entrer dans la carrière ?
Faut-il du champ de Mars vous ouvrir la barrière,
Vous donner nos taureaux pour tracer des sillons
D'où naîtront contre vous de soudains bataillons ?
Pour dompter ces taureaux et vaincre ces gensdarmes,
Avez-vous d'Hypsipyle emprunté quelques charmes ?
Je ne demande point quel est votre souci ;
Mais si vous la cherchez, elle n'est pas ici ;
Et tandis qu'en ces lieux vous perdez votre peine,
Mon frère vous pourrait enlever cette reine.
Jason, prenez-y garde, il faut moins s'éloigner
D'un objet qu'un rival s'efforce de gagner,
Et prêter un peu moins les faveurs de l'absence
À ce qui peut entre eux naître d'intelligence.
Mais j'ai tort, je l'avoue, et je raisonne mal :
Vous êtes trop aimé pour craindre un tel rival ;
Vous n'avez qu'à paraître, et sans autre artifice,
Un coup d'oeil détruira ce qu'il rend de service.

JASON
Qu'un si cruel reproche à mon coeur serait doux
S'il avait pu partir d'un sentiment jaloux,
Et si par cette injuste et douteuse colère
Je pouvais m'assurer de ne vous pas déplaire !
Sans raison toutefois j'ose m'en défier ;
Il ne me faut que vous pour me justifier.
Vous avez trop bien vu l'effet de vos mérites
Pour garder un soupçon de ce que vous me dites ;
Et du change nouveau que vous me supposez
Vous me défendez mieux que vous ne m'accusez.
Si vous avez pour moi vu l'amour d'Hypsipyle,
Vous n'avez pas moins vu sa constance inutile :
Que ses plus doux attraits, pour qui j'avais brûlé,
N'ont rien que mon amour ne vous aye immolé ;
Que toute sa beauté rehausse votre gloire,
Et que son sceptre même enfle votre victoire :
Ce sont des vérités que vous vous dites mieux,
Et j'ai tort de parler où vous avez des yeux.

MÉDÉE
Oui, j'ai des yeux, ingrat, meilleurs que tu ne penses,
Et vois jusqu'en ton coeur tes fausses préférences.
Hypsipyle à ma vue a reçu des mépris ;
Mais quand je n'y suis plus, qu'est-ce que tu lui dis ?
Explique, explique encor ce soupir tout de flamme
Qui vers ce cher objet poussait toute ton âme,
Et fais-moi concevoir jusqu'où vont tes malheurs
De soupirer pour elle et de prétendre ailleurs.
Redis-moi les raisons dont tu l'as apaisée,
Dont jusqu'à me braver tu l'as autorisée :
Qu'il te faut la toison pour revoir tes parents,
Qu'à ce prix je te plais, qu'à ce prix tu te vends.
Je tenais cher le don d'une amour si parfaite ;
Mais puisque tu te vends, va chercher qui t'achète,
Perfide, et porte ailleurs cette vénale foi
Qu'obtiendrait ma rivale à même prix que moi.
Il est, il est encor des âmes toutes prêtes
À recevoir mes lois et grossir mes conquêtes ;
Il est encor des rois dont je fais le désir ;
Et si parmi tes Grecs il me plaît de choisir,
Il en est d'attachés à ma seule personne,
Qui n'ont jamais su l'art d'être à qui plus leur donne,
Qui trop contents d'un coeur dont tu fais peu de cas,
Méritent la toison qu'ils ne demandent pas,
Et que pour toi mon âme, hélas ! Trop enflammée,
Aurait pu te donner, si tu m'avais aimée.

JASON
Ah ! Si le pur amour peut mériter ce don,
À qui peut-il, madame, être dû qu'à Jason ?
Ce refus surprenant que vous m'avez vu faire,
D'une vénale ardeur n'est pas le caractère.
Le trône qu'à vos yeux j'ai traité de mépris
En serait pour tout autre un assez digne prix ;
Et rejeter pour vous l'offre d'un diadème,
Si ce n'est vous aimer, j'ignore comme on aime.
Je ne me défends point d'une civilité
Que du bandeau royal voulait la majesté.
Abandonnant pour vous une reine si belle,
J'ai poussé par pitié quelques soupirs vers elle :
J'ai voulu qu'elle eût lieu de se dire en secret
Que je change par force et la quitte à regret ;
Que satisfaite ainsi de son propre mérite,
Elle se consolât de tout ce qui l'irrite ;
Et que l'appas flatteur de cette illusion
La vengeât un moment de sa confusion.
Mais quel crime ont commis ces compliments frivoles ?
Des paroles enfin ne sont que des paroles ;
Et quiconque possède un coeur comme le mien
Doit se mettre au-dessus d'un pareil entretien.
Je n'examine point, après votre menace,
Quelle foule d'amants brigue chez vous ma place.
Cent rois, si vous voulez, vous consacrent leurs voeux :
Je le crois ; mais aussi je suis roi si je veux ;
Et je n'avance rien touchant le diadème
Dont il faille chercher de témoins que vous-même.
Si par le choix d'un roi vous pouvez me punir,
Je puis vous imiter, je puis vous prévenir ;
Et si je me bannis par là de ma patrie,
Un exil couronné peut faire aimer la vie.
Mille autres en ma place, au lieu de s'alarmer...

MÉDÉE
Eh bien ! Je t'aimerai, s'il ne faut que t'aimer :
Malgré tous ces héros, malgré tous ces monarques,
Qui m'ont de leur amour donné d'illustres marques,
Malgré tout ce qu'ils ont et de coeur et de foi,
Je te préfère à tous, si tu ne veux que moi.
Fais voir, en renonçant à ta chère patrie,
Qu'un exil avec moi peut faire aimer la vie,
Ose prendre à ce prix le nom de mon époux.

JASON
Oui, madame, à ce prix tout exil m'est trop doux ;
Mais je veux être aimé, je veux pouvoir le croire ;
Et vous ne m'aimez pas, si vous n'aimez ma gloire.
L'ordre de mon destin l'attache à la toison :
C'est d'elle que dépend tout l'honneur de Jason.
Ah ! Si le ciel l'eût mise au pouvoir d'Hypsipyle,
Que j'en aurais trouvé la conquête facile !
Ma passion pour vous a beau l'abandonner,
Elle m'offre encor tout ce qu'elle peut donner ;
Malgré mon inconstance, elle aime sans réserve.

MÉDÉE
Et moi, je n'aime point, à moins que je te serve ?
Cherche un autre prétexte à lui rendre ta foi ;
J'aurai soin de ta gloire aussi bien que de toi.
Si ce noble intérêt te donne tant d'alarmes,
Tiens, voilà de quoi vaincre et taureaux et gensdarmes ;
Laisse à tes compagnons combattre le dragon :
Ils veulent comme toi leur part à la toison ;
Et comme ainsi qu'à toi la gloire leur est chère,
Ils ne sont pas ici pour te regarder faire.
Zéthès et Calaïs, ces héros emplumés,
Qu'aux routes des oiseaux leur naissance a formés,
Y préparent déjà leurs ailes enhardies
D'avoir pour coup d'essai triomphé des Harpies ;
Orphée avec ses chants se promet le bonheur
D'assoupir...

JASON
Ah ! Madame, ils auront tout l'honneur,
Ou du moins j'aurai part moi-même à leur défaite,
Si je laisse comme eux la conquête imparfaite :
Il me la faut entière ; et je veux vous devoir...

MÉDÉE
Va, laisse quelque chose, ingrat, en mon pouvoir ;
J'en ai déjà trop fait pour une âme infidèle.
Adieu. Je vois ma soeur : délibère avec elle ;
Et songe qu'après tout ce coeur que je te rends,
S'il accepte un vainqueur, ne veut point de tyrans ;
Que s'il aime ses fers, il hait tout esclavage ;
Qu'on perd souvent l'acquis à vouloir davantage ;
Qu'il faut subir la loi de qui peut obliger ;
Et que qui veut un don ne doit pas l'exiger.
Je ne te dis plus rien : va rejoindre Hypsipyle,
Va reprendre auprès d'elle un destin plus tranquille ;
Ou si tu peux, volage, encor la dédaigner,
Choisis en d'autres lieux qui te fasse régner.
Je n'ai pour t'acheter sceptres ni diadèmes ;
Mais telle que je suis, crains-moi, si tu ne m'aimes.

SCÈNE V

JUNON
À bien examiner l'éclat de ce grand bruit,
Hypsipyle vous sert plus qu'elle ne vous nuit.
Ce n'est pas qu'après tout ce courroux ne m'étonne :
Médée à sa fureur un peu trop s'abandonne.
L'amour tient assez mal ce qu'il m'avait promis,
Et peut-être avez-vous trop de dieux ennemis.
Tous veulent à l'envi faire la destinée
Dont se doit signaler cette grande journée :
Tous se sont assemblés exprès chez Jupiter,
Pour en résoudre l'ordre, ou pour le contester ;
Et je vous plains, si ceux qui daignaient vous défendre
Au plus nombreux parti sont forcés de se rendre.
Le ciel s'ouvre, et pourra nous donner quelque jour :
C'est celui de Vénus, j'y vois encor l'amour ;
Et puisqu'il n'en est pas, toute cette assemblée
Par sa rébellion pourra se voir troublée.
Il veut parler à nous : écoutez quel appui
Le trouble où je vous vois peut espérer de lui.

L'AMOUR
Cessez de m'accuser, soupçonneuse déesse ;
Je sais tenir promesse :
C'est en vain que les dieux s'assemblent chez leur roi ;
Je vais bien leur faire connaître
Que je suis, quand je veux, leur véritable maître,
Et que de ce grand jour le destin est à moi.
Toi, si tu sais aimer, ne crains rien de funeste ;
Obéis à Médée, et j'aurai soin du reste.

JUNON
Ces favorables mots vous ont rendu le coeur.

JASON
Mon espoir abattu reprend d'eux sa vigueur.
Allons, déesse, allons, et sûrs de l'entreprise,
Reportons à Médée une âme plus soumise.

JUNON
Allons, je veux encor seconder vos projets,
Sans remonter au ciel qu'après leurs pleins effets.

ACTE V

SCÈNE I

ABSYRTE
Voilà ce prix fameux où votre ingrat aspire,
Ce gage où les destins attachent notre empire,
Cette toison enfin, dont Mars est si jaloux :
Chacun impunément la peut voir comme nous ;
Ce monstrueux dragon, dont les fureurs la gardent,
Semble exprès se cacher aux yeux qui la regardent ;
Il laisse agir sans crainte un curieux désir,
Et ne fond que sur ceux qui s'en veulent saisir.
Lors, d'un cri qui suffit à punir tout leur crime,
Sous leur pied téméraire il ouvre un noir abîme,
À moins qu'on n'ait déjà mis au joug nos taureaux,
Et fait mordre la terre aux escadrons nouveaux
Que des dents d'un serpent la semence animée
Doit opposer sur l'heure à qui l'aura semée :
Sa voix perdant alors cet effroyable éclat,
Contre les ravisseurs le réduit au combat.
Telles furent les lois que Circé par ses charmes
Sut faire à ce dragon, aux taureaux, aux gensdarmes :
Circé, soeur de mon père, et fille du soleil,
Circé, de qui ma soeur tient cet art sans pareil
Dont tantôt à vous perdre eût abusé sa rage,
Si ce peu que du ciel j'en eus pour mon partage,
Et que je vous consacre aussi bien que mes jours,
Par le milieu des airs n'eût porté du secours.

HYPSIPYLE
Je n'oublierai jamais que sa jalouse envie
Se fût sans vos bontés sacrifié ma vie ;
Et pour dire encor plus, ce penser m'est si doux,
Que si j'étais à moi, je voudrais être à vous.
Mais un reste d'amour retient dans l'impuissance
Ces sentiments d'estime et de reconnaissance.
J'ai peine, je l'avoue, à me le pardonner ;
Mais enfin je dois tout, et n'ai rien à donner.
Ce qu'à vos yeux surpris Jason m'a fait d'outrage
N'a pas encor rompu cette foi qui m'engage ;
Et malgré les mépris qu'il en montre aujourd'hui,
Tant qu'il peut être à moi, je suis encore à lui.
Mon espoir chancelant dans mon âme inquiète
Ne veut pas lui prêter l'exemple qu'il souhaite,
Ni que cet infidèle ait de quoi se vanter
Qu'il ne se donne ailleurs qu'afin de m'imiter.
Pour changer avec gloire il faut qu'il me prévienne,
Que sa foi violée ait dégagé la mienne,
Et que l'hymen ait joint aux mépris qu'il en fait
D'un entier changement l'irrévocable effet.
Alors par son parjure à moi-même rendue,
Mes sentiments d'estime auront plus d'étendue ;
Et dans la liberté de faire un second choix,
Je saurai mieux penser à ce que je vous dois.

ABSYRTE
Je ne sais si ma soeur voudra prendre assurance
Sur des serments trompeurs que rompt son inconstance ;
Mais je suis sûr qu'à moins qu'elle rompe son sort,
Ce que ferait l'hymen vous l'aurez par sa mort.
Il combat nos taureaux, et telle est leur furie,
Qu'il faut qu'il y périsse, ou lui doive la vie.

HYPSIPYLE
Il combat vos taureaux ! Ah ! Que me dites-vous ?

ABSYRTE
Qu'il n'en peut plus sortir que mort, ou son époux.

HYPSIPYLE
Ah ! Prince, votre soeur peut croire encor qu'il m'aime,
Et sur ce faux soupçon se venger elle-même.
Pour bien rompre le coup d'un malheur si pressant,
Peut-être que son art n'est pas assez puissant :
De grâce en ma faveur joignez-y tout le vôtre ;
Et si...

ABSYRTE
Quoi ? Vous voulez qu'il vive pour un autre ?

HYPSIPYLE
Oui, qu'il vive, et laissons tout le reste au hasard.

ABSYRTE
Ah ! Reine, en votre coeur il garde trop de part ;
Et s'il faut vous parler avec une âme ouverte,
Vous montrez trop d'amour pour empêcher sa perte.
Votre rivale et moi nous en sommes d'accord :
À moins que vous m'aimiez, votre Jason est mort.
Ma soeur n'a pas pour vous un sentiment si tendre,
Qu'elle aime à le sauver afin de vous le rendre ;
Et je ne suis pas homme à servir mon rival,
Quand vous rendez pour moi mon secours si fatal.
Je ne le vois que trop, pour prix de mes services
Vous destinez mon âme à de nouveaux supplices.
C'est m'immoler à lui que de le secourir ;
Et lui sauver le jour, c'est me faire périr.
Puisqu'il faut qu'un des deux cesse aujourd'hui de vivre,
Je vais hâter sa perte, où lui-même il se livre :
Je veux bien qu'on l'impute à mon dépit jaloux ;
Mais vous, qui m'y forcez, ne l'imputez qu'à vous.

HYPSIPYLE
Ce reste d'intérêt que je prends en sa vie
Donne trop d'aigreur, prince, à votre jalousie.
Ce qu'on a bien aimé, l'on ne peut le haïr
Jusqu'à le vouloir perdre, ou jusqu'à le trahir.
Ce vif ressentiment qu'excite l'inconstance
N'emporte pas toujours jusques à la vengeance ;
Et quand même on la cherche, il arrive souvent
Qu'on plaint mort un ingrat qu'on détestait vivant.
Quand je me défendais sur la foi qui m'engage,
Je voulais à vos feux épargner cet ombrage ;
Mais puisque le péril a fait parler l'amour,
Je veux bien qu'il éclate et se montre en plein jour.
Oui, j'aime encor Jason, et l'aimerai sans doute
Jusqu'à l'hymen fatal que ma flamme redoute.
Je regarde son coeur encor comme mon bien,
Et donnerais encor tout mon sang pour le sien.
Vous m'aimez, et j'en suis assez persuadée
Pour me donner à vous, s'il se donne à Médée ;
Mais si par jalousie ou par raison d'état,
Vous le laissez tous deux périr dans ce combat,
N'attendez rien de moi que ce qu'ose la rage
Quand elle est une fois maîtresse d'un courage,
Que les pleines fureurs d'un désespoir d'amour.
Vous me faites trembler, tremblez à votre tour :
Prenez soin de sa vie, ou perdez cette reine ;
Et si je crains sa mort, craignez aussi ma haine.

SCÈNE II

AÆTE
Ah ! Madame, est-ce là cette fidélité
Que vous gardez aux droits de l'hospitalité ?
Quand pour vous je m'oppose aux destins de ma fille,
À l'espoir de mon fils, aux voeux de ma famille,
Quand je presse un héros de vous rendre sa foi,
Vous prêtez à son bras des charmes contre moi ;
De sa témérité vous vous faites complice
Pour renverser un trône où je vous fais justice :
Comme si c'était peu de posséder Jason,
Si pour don nuptial il n'avait la toison ;
Et que sa foi vous fût indignement offerte,
À moins que son destin éclatât par ma perte !

HYPSIPYLE
Je ne sais pas, seigneur, à quel point vous réduit
Cette témérité de l'ingrat qui me fuit ;
Mais je sais que mon coeur ne joint à son envie
Qu'un timide souhait en faveur de sa vie ;
Et que si je savais ce grand art de charmer,
Je ne m'en servirais que pour m'en faire aimer.

AÆTE
Ah ! Je n'ai que trop cru vos plaintes ajustées
À des illusions entre vous concertées ;
Et les dehors trompeurs d'un dédain préparé
N'ont que trop ébloui mon oeil mal éclairé.
Oui, trop d'ardeur pour vous, et trop peu de lumière
M'ont conduit en aveugle à ma ruine entière.
Ce pompeux appareil que soutenaient les vents,
Ces tritons tout autour rangés comme suivants,
Montraient bien qu'en ces lieux vous n'étiez abordée
Que par un art plus fort que celui de Médée.
D'un naufrage affecté l'histoire sans raison
Déguisait le secours amené pour Jason ;
Et vos pleurs ne semblaient m'en demander vengeance
Que pour mieux faire place à votre intelligence.

HYPSIPYLE
Que ne sont vos soupçons autant de vérités,
Et que ne puis-je ici ce que vous m'imputez !

ABSYRTE
Qu'a fait Jason, seigneur, et quel mal vous menace,
Quand nous voyons encor la toison en sa place ?

AÆTE
Nos taureaux sont domptés, nos gensdarmes défaits,
Absyrte : après cela crains les derniers effets.

ABSYRTE
Quoi ? Son bras...

AÆTE
Oui, son bras, secondé par ses charmes,
A dompté nos taureaux et défait nos gensdarmes :
Juge si le dragon pourra faire plus qu'eux !
Ils ont poussé d'abord de gros torrents de feux ;
Ils l'ont enveloppé d'une épaisse fumée,
Dont sur toute la plaine une nuit s'est formée ;
Mais après ce nuage en l'air évaporé,
On les a vus au joug et le champ labouré :
Lui, sans aucun effroi, comme maître paisible,
Jetait dans les sillons cette semence horrible,
D'où s'élève aussitôt un escadron armé,
Par qui de tous côtés il se trouve enfermé.
Tous n'en veulent qu'à lui ; mais son âme plus fière
Ne daigne contre eux tous s'armer que de poussière.
À peine il la répand, qu'une commune erreur
D'eux tous, l'un contre l'autre, anime la fureur,
Ils s'entr'immolent tous au commun adversaire :
Tous pensent le percer, quand ils percent leur frère ;
Leur sang partout regorge, et Jason au milieu
Reçoit ce sacrifice en posture d'un dieu ;
Et la terre, en courroux de n'avoir pu lui nuire,
Rengloutit l'escadron qu'elle vient de produire.
On va bientôt, madame, achever à vos yeux
Ce qu'ébauche par là votre abord en ces lieux.
Soit Jason, soit Orphée, ou les fils de Borée,
Ou par eux ou par lui ma perte est assurée ;
Et l'on va faire hommage à votre heureux secours
Du destin de mon sceptre et de mes tristes jours.

HYPSIPYLE
Connaissez mieux, seigneur, la main qui vous offense ;
Et lorsque je perds tout, laissez-moi l'innocence.
L'ingrat qui me trahit est secouru d'ailleurs.
Ce n'est que de chez vous que partent vos malheurs,
Chez vous en est la source ; et Médée elle-même
Rompt son art par son art, pour plaire à ce qu'elle aime.

ABSYRTE
Ne l'en accusez point, elle hait trop Jason.
De sa haine, seigneur, vous savez la raison :
La toison préférée aigrit trop son courage
Pour craindre qu'il en tienne un si grand avantage ;
Et si contre son art ce prince a réussi,
C'est qu'on le sait en Grèce autant ou plus qu'ici.

AÆTE
Ah ! Que tu connais mal jusqu'à quelle manie
D'un amour déréglé passe la tyrannie !
Il n'est rang, ni pays, ni père, ni pudeur,
Qu'épargne de ses feux l'impérieuse ardeur.
Jason plut à Médée, et peut encor lui plaire ;
Peut-être es-tu toi-même ennemi de ton père,
Et consens que ta soeur, par ce présent fatal,
S'assure d'un amant qui serait ton rival.
Tout mon sang révolté trahit mon espérance :
Je trouve ma ruine où fut mon assurance ;
Le destin ne me perd que par l'ordre des miens,
Et mon trône est brisé par ses propres soutiens.

ABSYRTE
Quoi ? Seigneur, vous croiriez qu'une action si noire...

AÆTE
Je sais ce qu'il faut craindre, et non ce qu'il faut croire.
Dans cette obscurité tout me devient suspect :
L'amour aux droits du sang garde peu de respect.
Ce même amour d'ailleurs peut forcer cette reine
À répondre à nos soins par des effets de haine ;
Et Jason peut avoir lui-même en ce grand art
Des secrets dont le ciel ne nous fit point de part.
Ainsi, dans les rigueurs de mon sort déplorable,
Tout peut être innocent, tout peut être coupable :
Je ne cherche qu'en vain à qui les imputer ;
Et ne discernant rien, j'ai tout à redouter.

HYPSIPYLE
La vérité, seigneur, se va faire connaître :
À travers ces rameaux je vois venir mon traître.

SCÈNE III

HYPSIPYLE
Parlez, parlez, Jason ; dites sans feinte au roi
Qui vous seconde ici de Médée ou de moi :
Dites, est-ce elle ou moi qui contre lui conspire ?
Est-ce pour elle ou moi que votre coeur soupire ?

JASON
La demande est, madame, un peu hors de saison :
Je vous y répondrai quand j'aurai la toison.
Seigneur, sans différer permettez que j'achève ;
La gloire où je prétends ne souffre point de trêve :
Elle veut que du ciel je presse le secours,
Et ce qu'il m'en promet ne descend pas toujours.

AÆTE
Hâtez à votre gré ce secours de descendre ;
Mais encore une fois gardez de vous méprendre.

JASON
Par ce qu'ont vu vos yeux jugez ce que je puis :
Tout me paraît facile en l'état où je suis ;
Et si la force enfin répond mal au courage,
Il en est parmi nous qui peuvent davantage.
Souffrez donc que l'ardeur dont je me sens brûler...

SCÈNE IV

MÉDÉE
Arrête, déloyal, et laisse-moi parler :
Que je rende un plein lustre à ma gloire ternie
Par l'outrageux éclat que fait la calomnie.
Qui vous l'a dit, madame, et sur quoi fondez-vous
Ces dignes visions de votre esprit jaloux ?
Si Jason entre nous met quelque différence
Qui flatte malgré moi sa crédule espérance,
Faut-il sur votre exemple aussitôt présumer
Qu'on n'en peut être aimée et ne le pas aimer ?
Connaissez mieux Médée, et croyez-la trop vaine
Pour vouloir d'un captif marqué d'une autre chaîne.
Je ne puis empêcher qu'il vous manque de foi,
Mais je vaux bien un coeur qui n'ait aimé que moi ;
Et j'aurai soutenu des revers bien funestes
Avant que je me daigne enrichir de vos restes.

HYPSIPYLE
Puissiez-vous conserver ces nobles sentiments !

MÉDÉE
N'en croyez plus, seigneur, que les événements.
Ce ne sont plus ici ces taureaux, ces gensdarmes
Contre qui son audace a pu trouver des charmes :
Ce n'est point le dragon dont il est menacé ;
C'est Médée elle-même, et tout l'art de Circé.
Fidèle gardien des destins de ton maître,
Arbre, que tout exprès mon charme avait fait naître,
Tu nous défendrais mal contre ceux de Jason ;
Retourne en ton néant, et rends-moi la toison.
Ce n'est qu'avec le jour qu'elle peut m'être ôtée.
Viens donc, viens, téméraire, elle est à ta portée ;
Viens teindre de mon sang cet or qui t'est si cher,
Qu'à travers tant de mers on te force à chercher.
Approche, il n'est plus temps que l'amour te retienne :
Viens m'arracher la vie, ou m'apporter la tienne ;
Et sans perdre un moment en de vains entretiens,
Voyons qui peut le plus de tes dieux ou des miens.

AÆTE
À ce digne courroux je reconnais ma fille :
C'est mon sang dans ses yeux, c'est son aïeul qui brille ;
C'est le soleil mon père. Avancez donc, Jason,
Et sur cette ennemie emportez la toison.

JASON
Seigneur, contre ses yeux qui voudrait se défendre ?
Il ne faut point combattre où l'on aime à se rendre.
Oui, madame, à vos pieds je mets les armes bas,
J'en fais un prompt hommage à vos divins appas,
Et renonce avec joie à ma plus haute gloire.
S'il faut par ce combat acheter la victoire,
Je l'abandonne, Orphée, aux charmes de ta voix,
Qui traîne les rochers, qui fait marcher les bois :
Assoupis le dragon, enchante la princesse.
Et vous, héros ailés, ménagez votre adresse :
Si pour cette conquête il vous reste du coeur,
Tournez sur le dragon toute votre vigueur.
Je vais dans le navire attendre une défaite,
Qui vous fera bientôt imiter ma retraite.

ZÉTHÈS
Montrez plus d'espérance, et souvenez-vous mieux
Que nous avons dompté des monstres à vos yeux.

SCÈNE V

CALAÏS
Élevons-nous, mon frère, au-dessus des nuages :
Du sang dont nous sortons prenons les avantages ;
Surtout obéissons aux ordres de Jason :
Respectons la princesse, et donnons au dragon.

MÉDÉE
Donnez où vous pourrez ; ce vain respect m'outrage :
Du sang dont vous sortez prenez tout l'avantage.
Je vais voler moi-même au-devant de vos coups,
Et n'avais que Jason à craindre parmi vous.
Et toi, de qui la voix inspire l'âme aux arbres,
Enchaîne les lions, et déplace les marbres,
D'un pouvoir si divin fais un meilleur emploi :
N'en détruis point la force à l'essayer sur moi.
Mais je n'en parle ainsi que de peur que ses charmes
Ne prêtent un miracle à l'effort de leurs armes.
Ne m'en crois pas, Orphée, et prends l'occasion
De partager leur gloire ou leur confusion.

ORPHÉE
Hâtez-vous, enfants de Borée,
Demi-dieux, hâtez-vous,
Et faites voir qu'en tous lieux, contre tous,
À vos exploits la victoire assurée
Suit l'effort de vos moindres coups.

MÉDÉE
Vos demi-dieux, Orphée, ont peine à vous entendre :
Ils ont volé si haut qu'ils n'en peuvent descendre ;
De ce nuage épais sachez les dégager,
Et pratiquez mieux l'art de les encourager.

ORPHÉE
Combattez, race d'Orithye,
Demi-dieux, combattez,
Et faites voir que vos bras indomptés
Se font partout une heureuse sortie
Des périls les plus redoutés.

ZÉTHÈS
Fuyons, sans plus tarder, la vapeur infernale
Que ce dragon affreux de son gosier exhale :
La valeur ne peut rien contre un air empesté.
Fais comme nous, Orphée, et fuis de ton côté.

MÉDÉE
Allez, vaillants guerriers, envoyez-moi Pélée,
Mopse, Iphite, Échion, Eurydamas, Oilée,
Et tout ce reste enfin pour qui votre Jason
Avec tant de chaleur demandait la toison.
Aucun d'eux ne paraît ! Ces âmes intrépides
Règlent sur mes vaincus leurs démarches timides ;
Et malgré leur ardeur pour un exploit si beau,
Leur effroi les renferme au fond de leur vaisseau.
Ne laissons pas ainsi la victoire imparfaite :
Par le milieu des airs, courons à leur défaite ;
Et nous-mêmes portons à leur témérité
Jusque dans ce vaisseau ce qu'elle a mérité.

AÆTE
Que fais-tu ? La toison ainsi que toi s'envole !
Ah ! Perfide, est-ce ainsi que tu me tiens parole,
Toi qui me promettais, même aux yeux de Jason,
Qu'on t'ôterait le jour avant que la toison ?

MÉDÉE
Encor tout de nouveau je vous en fais promesse,
Et vais vous la garder au milieu de la Grèce.
Du pays et du sang l'amour rompt les liens,
Et les dieux de Jason sont plus forts que les miens.
Ma soeur avec ses fils m'attend dans le navire ;
Je la suis, et ne fais que ce qu'elle m'inspire ;
De toutes deux madame ici vous tiendra lieu.
Consolez-vous, seigneur, et pour jamais adieu.

SCÈNE VI

AÆTE
Ah ! Madame ; ah ! Mon fils ; ah ! Sort inexorable.
Est-il sur terre un père, un roi plus déplorable ?
Mes filles toutes deux contre moi se ranger !
Toutes deux à ma perte à l'envi s'engager !

JUNON
On vous abuse, Aæte ; et Médée elle-même,
Dans l'amour qui la force à suivre ce qu'elle aime,
S'abuse comme vous.
Chalciope n'a point de part en cet ouvrage :
Dans un coin du jardin, sous un épais nuage,
Je l'enveloppe encor d'un sommeil assez doux,
Cependant qu'en sa place ayant pris son visage,
Dans l'esprit de sa soeur j'ai porté les grands coups
Qui donnent à Jason ce dernier avantage.
Junon a tout fait seule ; et je remonte aux cieux
Presser le souverain des dieux
D'approuver ce qu'il m'a plu faire.
Mettez votre esprit en repos ;
Si le destin vous est contraire
Lemnos peut réparer la perte de Colchos.

AÆTE
Qu'ai-je fait, que le ciel contre moi s'intéresse
Jusqu'à faire descendre en terre une déesse ?

ABSYRTE
La désavouerez-vous, madame, et votre coeur
Dédira-t-il sa voix qui parle en ma faveur ?

AÆTE
Absyrte, il n'est plus temps de parler de ta flamme.
Qu'as-tu pour mériter quelque part en son âme ?
Et que lui peut offrir ton ridicule espoir,
Qu'un sceptre qui m'échappe, un trône prêt à choir ?
Ne songeons qu'à punir le traître et sa complice.
Nous aurons dieux pour dieux à nous faire justice ;
Et déjà le soleil, pour nous prêter secours,
Fait ouvrir son palais, et détourne son cours.

SCÈNE VII

AÆTE
Âme de l'univers, auteur de ma naissance,
Dont nous voyons partout éclater la puissance,
Souffriras-tu qu'un roi qui tient de toi le jour
Soit lâchement trahi par un indigne amour ?
À ces Grecs vagabonds refuse ta lumière,
De leurs climats chéris détourne ta carrière,
N'éclaire point leur fuite après qu'ils m'ont détruit,
Et répands sur leur route une éternelle nuit.
Fais plus, montre-toi père ; et pour venger ta race,
Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place ;
Prête-moi de tes feux l'éclat étincelant,
Que j'embrase leur Grèce avec ton char brûlant ;
Que d'un de tes rayons lançant sur eux le foudre,
Je les réduise en cendre, et leur butin en poudre ;
Et que par mon courroux leur pays désolé
Ait horreur à jamais du bras qui m'a volé.
Je vois que tu m'entends, et ce coup d'oeil m'annonce
Que ta bonté m'apprête une heureuse réponse.
Parle donc, et fais voir aux destins ennemis
De quelle ardeur tu prends les intérêts d'un fils.

LE SOLEIL
Je plains ton infortune, et ne puis davantage :
Un noir destin s'oppose à tes justes desseins,
Et depuis Phaéton, ce brillant attelage
Ne peut passer en d'autres mains :
Sous un ordre éternel qui gouverne ma route,
Je dispense en esclave et les nuits et les jours.
Mais enfin ton père t'écoute,
Et joint ses voeux aux tiens pour un plus fort secours.
Maître absolu des destinées,
Change leurs dures lois en faveur de mon sang,
Et laisse-lui garder son rang
Parmi les têtes couronnées.
C'est toi qui règles les états,
C'est toi qui départs les couronnes ;
Et quand le sort jaloux met un monarque à bas,
Il détruit ton ouvrage, et fait des attentats
Qui dérobent ce que tu donnes.

JUNON
Je ne mets point d'obstacle à de si justes voeux ;
Mais laissez ma puissance entière ;
Et si l'ordre du sort se rompt à sa prière,
D'un hymen que j'ai fait ne rompez pas les noeuds.
Comme je ne veux point détruire son Aæte,
Ne détruisez pas mes héros :
Assurez à ses jours gloire, sceptre, repos ;
Assurez-lui tous les biens qu'il souhaite ;
Mais de la même main assurez à Jason
Médée et la toison.

JUPITER
Des arrêts du destin l'ordre est invariable,
Rien ne saurait le rompre en faveur de ton fils,
Soleil ; et ce trésor surpris
Lui rend de ses états la perte inévitable.
Mais la même légèreté
Qui donne Jason à Médée
Servira de supplice à l'infidélité
Où pour lui contre un père elle s'est hasardée.
Persès dans la Scythie arme un bras souverain ;
Sitôt qu'il paraîtra, quittez ces lieux, Aæte,
Et par une prompte retraite,
Épargnez tout le sang qui coulerait en vain.
De Lemnos faites votre asile ;
Le ciel veut qu'Hypsipyle
Réponde aux voeux d'Absyrte, et qu'un sceptre dotal
Adoucisse le cours d'un peu de temps fatal.
Car enfin de votre perfide
Doit sortir un Médus qui vous doit rétablir ;
À rentrer dans Colchos il sera votre guide ;
Et mille grands exploits qui doivent l'ennoblir,
Feront de tous vos maux les assurés remèdes,
Et donneront naissance à l'empire des Mèdes.

LE SOLEIL
Ne vous permettez plus d'inutiles soupirs,
Puisque le ciel répare et venge votre perte,
Et qu'une autre couronne offerte
Ne peut plus vous souffrir de justes déplaisirs.
Adieu. J'ai trop longtemps détourné ma carrière,
Et trop perdu pour vous en ces lieux de moments
Qui devaient ailleurs ma lumière.
Allez, heureux amants,
Pour qui Jupiter montre une faveur entière ;
Hâtez-vous d'obéir à ses commandements.

HYPSIPYLE
J'obéis avec joie à tout ce qu'il m'ordonne :
Un prince si bien né vaut mieux qu'une couronne.
Sitôt que je le vis, il en eut mon aveu,
Et ma foi pour Jason nuisait seule à son feu ;
Mais à présent, seigneur, cette foi dégagée...

AÆTE
Ah ! Madame, ma perte est déjà trop vengée,
Et vous faites trop voir comme un coeur généreux
Se plaît à relever un destin malheureux.
Allons ensemble, allons sous de si doux auspices
Préparer à demain de pompeux sacrifices,
Et par nos voeux unis répondre au doux espoir
Que daigne un dieu si grand nous faire concevoir.

Pierre Corneille (1606-1684)

 


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