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LA SUITE DU MENTEUR DE PIERRE CORNEILLE


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LA SUITE DU MENTEUR

Comédie en cinq actes

PAR

PIERRE CORNEILLE

1644

suivie de son examen

 

PERSONNAGES :

DORANTE, fils de Géronte.
CLITON, valet de Dorante.
CLÉANDRE, gentilhomme de Lyon.
MÉLISSE, sœur de Cléandre.
PHILISTE, ami de Dorante et amoureux de Mélisse.
LYSE, femme de chambre de Mélisse.

La scène est à Lyon

ACTE I

SCÈNE I

CLITON
Ah ! Monsieur, c'est donc vous ?

DORANTE
Cliton, je te revoi !

CLITON
Je vous trouve, monsieur, dans la maison du roi !
Quel charme, quel désordre, ou quelle raillerie,
Des prisons de Lyon fait votre hôtellerie ?

DORANTE
Tu le sauras tantôt. Mais qui t'amène ici ?

CLITON
Les soins de vous chercher.

DORANTE
Tu prends trop de souci ;
Et bien qu'après deux ans ton devoir s'en avise,
Ta rencontre me plaît, j'en aime la surprise :
Ce devoir, quoique tard, enfin s'est éveillé.

CLITON
Et qui savait, monsieur, où vous étiez allé ?
Vous ne nous témoigniez qu'ardeur et qu'allégresse,
Qu'impatients désirs de posséder Lucrèce ;
L'argent était touché, les accords publiés,
Le festin commandé, les parents conviés,
Les violons choisis, ainsi que la journée :
Rien ne semblait plus sûr qu'un si proche hyménée ;
Et parmi ces apprêts, la nuit d'auparavant,
Vous sûtes faire gille, et fendîtes le vent.
Comme il ne fut jamais d'éclipse plus obscure,
Chacun sur ce départ forma sa conjecture :
Tous s'entre-regardaient, étonnés, ébahis ;
L'un disait : « il est jeune, il veut voir le pays ; »
L'autre : « il s'est allé battre, il a quelque querelle ; »
L'autre d'une autre idée embrouillait sa cervelle ;
Et tel vous soupçonnait de quelque guérison
D'un mal privilégié dont je tairai le nom.
Pour moi, j'écoutais tout, et mis dans mon caprice
Qu'on ne devinait rien que par votre artifice.
Ainsi ce qui chez eux prenait plus de crédit
M'était aussi suspect que si vous l'eussiez dit ;
Et tout simple et doucet, sans chercher de finesse,
Attendant le boiteux, je consolais Lucrèce.

DORANTE
Je l'aimais, je te jure ; et pour la posséder,
Mon amour mille fois voulut tout hasarder ;
Mais quand j'eus bien pensé que j'allais à mon âge
Au sortir de Poitiers entrer au mariage,
Que j'eus considéré ses chaînes de plus près,
Son visage à ce prix n'eut plus pour moi d'attraits :
L'horreur d'un tel lien m'en fit de la maîtresse ;
Je crus qu'il fallait mieux employer ma jeunesse,
Et que quelques appas qui pussent me ravir,
C'était mal en user que sitôt m'asservir.
Je combats toutefois ; mais le temps qui s'avance
Me fait précipiter en cette extravagance ;
Et la tentation de tant d'argent touché
M'achève de pousser où j'étais trop penché.
Que l'argent est commode à faire une folie !
L'argent me fait résoudre à courir l'Italie.
Je pars de nuit en poste, et d'un soin diligent
Je quitte la maîtresse, et j'emporte l'argent.
Mais, dis-moi, que fit-elle, et que dit lors son père ?
Le mien, ou je me trompe, était fort en colère ?

CLITON
D'abord de part et d'autre on vous attend sans bruit ;
Un jour se passe, deux, trois, quatre, cinq, six, huit ;
Enfin, n'espérant plus, on éclate, on foudroie.
Lucrèce par dépit témoigne de la joie,
Chante, danse, discourt, rit ; mais, sur mon honneur !
Elle enrageait, monsieur, dans l'âme, et de bon coeur.
Ce grand bruit s'accommode, et pour plâtrer l'affaire,
La pauvre délaissée épouse votre père,
Et rongeant dans son coeur son déplaisir secret,
D'un visage content prend le change à regret.
Il n'est à son avis que d'être mariée ;
Et comme en un naufrage on se prend où l'on peut,
En fille obéissante elle veut ce qu'on veut.
Voilà donc le bonhomme enfin à sa seconde,
C'est-à-dire qu'il prend la poste à l'autre monde ;
Un peu moins de deux mois le met dans le cercueil.

DORANTE
J'ai su sa mort à Rome, où j'en ai pris le deuil.

CLITON
Elle a laissé chez vous un diable de ménage :
Ville prise d'assaut n'est pas mieux au pillage ;
La veuve et les cousins, chacun y fait pour soi,
Comme fait un traitant pour les deniers du roi :
Où qu'ils jettent la main ils font rafles entières ;
Ils ne pardonnent pas même au plomb des gouttières ;
Et ce sera beaucoup si vous trouvez chez vous,
Quand vous y rentrerez, deux gonds et quatre clous.
J'apprends qu'on vous a vu cependant à Florence.
Pour vous donner avis je pars en diligence ;
Et je suis étonné qu'en entrant dans Lyon
Je vois courir du peuple avec émotion.
Je veux voir ce que c'est ; et je vois, ce me semble,
Pousser dans la prison quelqu'un qui vous ressemble,
On m'y permet l'entrée ; et vous trouvant ici,
Je trouve en même temps mon voyage accourci.
Voilà mon aventure, apprenez-moi la vôtre.

DORANTE
La mienne est bien étrange, on me prend pour un autre.

CLITON
J'eusse osé le gager. Est-ce meurtre ou larcin ?

DORANTE
Suis-je fait en voleur ou bien en assassin ?
Traître, en ai-je l'habit, ou la mine, ou la taille ?

CLITON
Connaît-on à l'habit aujourd'hui la canaille,
Et n'est-il point, monsieur, à Paris de filous
Et de taille et de mine aussi bonnes que vous ?

DORANTE
Tu dis vrai, mais écoute. Après une querelle
Qu'à Florence un jaloux me fit pour quelque belle,
J'eus avis que ma vie y courait du danger :
Ainsi donc sans trompette il fallut déloger.
Je pars seul et de nuit, et prends ma route en France,
Où, sitôt que je suis en pays d'assurance,
Comme d'avoir couru je me sens un peu las,
J'abandonne la poste, et viens au petit pas.
Approchant de Lyon, je vois dans la campagne...

CLITON
N'aurons-nous point ici de guerres d'Allemagne ?

DORANTE
Que dis-tu ?

CLITON
Rien, monsieur, je gronde entre mes dents
Du malheur qui suivra ces rares incidents ;
J'en ai l'âme déjà toute préoccupée.

DORANTE
Donc à deux cavaliers je vois tirer l'épée ;
Et pour en empêcher l'événement fatal,
J'y cours la mienne au poing, et descends de cheval.
L'un et l'autre, voyant à quoi je me prépare,
Se hâte d'achever avant qu'on les sépare,
Presse sans perdre temps, si bien qu'à mon abord
D'un coup que l'un allonge, il blesse l'autre à mort
Je me jette au blessé, je l'embrasse, et j'essaie
Pour arrêter son sang de lui bander sa plaie ;
L'autre, sans perdre temps en cet événement,
Saute sur mon cheval, le presse vivement,
Disparaît, et mettant à couvert le coupable,
Me laisse auprès du mort faire le charitable.
Ce fut en cet état, les doigts de sang souillés,
Qu'au bruit de ce duel trois sergents éveillés,
Tous gonflés de l'espoir d'une bonne lippée,
Me découvrirent seul, et la main à l'épée.
Lors, suivant du métier le serment solennel,
Mon argent fut pour eux le premier criminel ;
Et s'en étant saisis aux premières approches,
Ces messieurs pour prison lui donnèrent leurs poches,
Et moi, non sans couleur, encor qu'injustement,
Je fus conduit par eux en cet appartement.
Qui te fait ainsi rire, et qu'est-ce que tu penses ?

CLITON
Je trouve ici, monsieur, beaucoup de circonstances :
Vous en avez sans doute un trésor infini ?
Votre hymen de Poitiers n'en fut pas mieux fourni ;
Et le cheval surtout vaut, en cette rencontre,
Le pistolet ensemble, et l'épée, et la montre.

DORANTE
Je me suis bien défait de ces traits d'écolier
Dont l'usage autrefois m'était si familier ;
Et maintenant, Cliton, je vis en honnête homme.

CLITON
Vous êtes amendé du voyage de Rome ;
Et votre âme en ce lieu, réduite au repentir,
Fait mentir le proverbe en cessant de mentir.
Ah ! J'aurais plutôt cru...

DORANTE
Le temps m'a fait connaître
Quelle indignité c'est, et quel mal en peut naître.

CLITON
Quoi ! Ce duel, ces coups si justement portés,
Ce cheval, ces sergents...

DORANTE
Autant de vérités.

CLITON
J'en suis fâché pour vous, monsieur, et surtout d'une,
Que je ne compte pas à petite infortune :
Vous êtes prisonnier, et n'avez point d'argent ;
Vous serez criminel.

DORANTE
Je suis trop innocent.

CLITON
Ah ! Monsieur, sans argent est-il de l'innocence ?

DORANTE
Fort peu ; mais dans ces murs Philiste a pris naissance,
Et comme il est parent des premiers magistrats,
Soit d'argent, soit d'amis, nous n'en manquerons pas.
J'ai su qu'il est en ville, et lui venais d'écrire
Lorsqu'ici le concierge est venu t'introduire.
Va lui porter ma lettre.

CLITON
Avec un tel secours
Vous serez innocent avant qu'il soit deux jours.
Mais je ne comprends rien à ces nouveaux mystères :
Les filles doivent être ici fort volontaires ;
Jusque dans la prison elles cherchent les gens.

SCÈNE II

CLITON
Il ne fait que sortir des mains de trois sergents ;
Je t'en veux avertir : un fol espoir te trouble ;
Il cajole des mieux, mais il n'a pas le double.

LYSE
J'en apporte pour lui.

CLITON
Pour lui ! Tu m'as dupé ;
Et je doute sans toi si nous aurions soupé.

LYSE
Avec ce passe-port suis-je la bienvenue ?

CLITON
Tu nous vas à tous deux donner dedans la vue.

LYSE
Ai-je bien pris mon temps ?

CLITON
Le mieux qu'il se pouvait.
C'est une honnête fille, et Dieu nous la devait :
Monsieur, écoutez-la.

DORANTE
Que veut-elle ?

LYSE
Une dame
Vous offre en cette lettre un coeur tout plein de flamme.

DORANTE
Une dame ?

CLITON
Lisez sans faire de façons :
Dieu nous aime, monsieur, comme nous sommes bons ;
Et ce n'est pas là tout, l'amour ouvre son coffre,
Et l'argent qu'elle tient vaut bien le coeur qu'elle offre.

Dorante
Au bruit du monde qui vous conduisait prisonnier, j'ai mis les yeux à la fenêtre, et vous ai trouvé de si bonne mine, que mon coeur est allé dans la même prison que vous, et n'en veut point sortir tant que vous y serez. Je ferai mon possible pour vous en tirer au plus tôt. Cependant obligez-moi de vous servir de ces cent pistoles que je vous envoie : vous en pouvez avoir besoin en l'état où vous êtes, et il m'en demeure assez d'autres à votre Service.
Cette lettre est sans nom.

CLITON
Les mots en sont françois.
Dis-moi, sont-ce louis, ou pistoles de poids ?

DORANTE
Tais-toi.

LYSE
Pour ma maîtresse il est de conséquence
De vous taire deux jours son nom et sa naissance :
Ce secret trop tôt su peut la perdre d'honneur.

DORANTE
Je serai cependant aveugle en mon bonheur ?
Et d'un si grand bienfait j'ignorerai la source ?

CLITON
Curiosité bas, prenons toujours la bourse :
Souvent c'est perdre tout que vouloir tout savoir.

LYSE
Puis-je la lui donner ?

CLITON
Donne, j'ai tout pouvoir,
Quand même ce serait le trésor de Venise.

DORANTE
Tout beau, tout beau, Cliton, il nous faut...

CLITON
Lâcher prise ?
Quoi ? C'est ainsi, monsieur...

DORANTE
Parleras-tu toujours ?

CLITON
Et voulez-vous du ciel renvoyer le secours ?

DORANTE
Accepter de l'argent porte en soi quelque honte.

CLITON
Je m'en charge pour vous, et la prends pour mon conte.

DORANTE
Écoute un mot.

CLITON
Je tremble, il va la refuser.

DORANTE
Ta maîtresse m'oblige.

CLITON
Il en veut mieux user.
Oyons.

DORANTE
Sa courtoisie est extrême et m'étonne ;
Mais...

CLITON
Le diable de mais !

DORANTE
Mais qu'elle me pardonne...

CLITON
Je me meurs, je suis mort.

DORANTE
Si j'en change l'effet,
Et reçois comme un prêt le don qu'elle me fait.

CLITON
Je suis ressuscité ; prêt ou don, ne m'importe.

DORANTE
Prends. Je le lui rendrai même avant que je sorte.

CLITON
Écoute un mot : tu peux t'en aller à l'instant,
Et revenir demain avec encore autant ;
Et vous, monsieur, songez à changer de demeure :
Vous serez innocent avant qu'il soit une heure.

DORANTE
Ne me romps plus la tête ; et toi, tarde un moment :
J'écris à ta maîtresse un mot de compliment.

CLITON
Dirons-nous cependant deux mots de guerre ensemble ?

LYSE
Disons.

CLITON
Contemple-moi.

LYSE
Toi ?

CLITON
Oui, moi. Que t'en semble ?
Dis.

LYSE
Que tout vert et rouge, ainsi qu'un perroquet,
Tu n'es que bien en cage, et n'as que du caquet.

CLITON
Tu ris. Cette action, qu'est-elle ?

LYSE
Ridicule.

CLITON
Et cette main ?

LYSE
De taille à bien ferrer la mule.

CLITON
Cette jambe, ce pied ?

LYSE
Si tu sors des prisons,
Dignes de t'installer aux Petites-Maisons.

CLITON
Ce front ?

LYSE
Est un peu creux.

CLITON
Cette tête ?

LYSE
Un peu folle.

CLITON
Ce ton de voix enfin avec cette parole ?

LYSE
Ah ! C'est là que mes sens demeurent étonnés :
Le ton de voix est rare, aussi bien que le nez.

CLITON
Je meure, ton humeur me semble si jolie,
Que tu me vas résoudre à faire une folie.
Touche, je veux t'aimer, tu seras mon souci :
Nos maîtres font l'amour, nous le ferons aussi.
J'aurai mille beaux mots tous les jours à te dire ;
Je coucherai de feux, de sanglots, de martyre ;
Je te dirai : « je meurs, je suis dans les abois,
Je brûle... »

LYSE
Et tout cela de ce beau ton de voix ?
Ah ! Si tu m'entreprends deux jours de cette sorte,
Mon coeur est déconfit, et je me tiens pour morte ;
Si tu me veux en vie, affaiblis ces attraits,
Et retiens pour le moins la moitié de leurs traits.

CLITON
Tu sais même charmer alors que tu te moques.
Gouverne doucement l'âme que tu m'excroques.
On a traité mon maître avec moins de rigueur :
On n'a pris que sa bourse, et tu prends jusqu'au coeur.

LYSE
Il est riche, ton maître ?

CLITON
Assez.

LYSE
Et gentilhomme ?

CLITON
Il le dit.

LYSE
Il demeure ?

CLITON
À Paris.

LYSE
Et se nomme ?

DORANTE
Porte-lui cette lettre, et reçois...

CLITON
Sans compter ?

DORANTE
Cette part de l'argent que tu viens d'apporter.

CLITON
Elle n'en prendra pas, monsieur, je vous proteste.

LYSE
Celle qui vous l'envoie en a pour moi de reste.

CLITON
Je vous le disais bien, elle a le coeur trop bon.

LYSE
Lui pourrai-je, monsieur, apprendre votre nom ?

DORANTE
Il est dans mon billet. Mais prends, je t'en conjure.

CLITON
Vous faut-il dire encor que c'est lui faire injure ?

LYSE
Vous perdez temps, monsieur, je sais trop mon devoir.
Adieu : dans peu de temps je viendrai vous revoir,
Et porte tant de joie à celle qui vous aime,
Qu'elle rapportera la réponse elle-même.

CLITON
Adieu, belle railleuse.

LYSE
Adieu, cher babillard.

SCÈNE III

DORANTE
Cette fille est jolie, elle a l'esprit gaillard.

CLITON
J'en estime l'humeur, j'en aime le visage ;
Mais plus que tous les deux j'adore son message.

DORANTE
C'est celle dont il vient qu'il en faut estimer ;
C'est elle qui me charme et que je veux aimer.

CLITON
Quoi ! Vous voulez, monsieur, aimer cette inconnue ?

DORANTE
Oui, je la veux aimer, Cliton.

CLITON
Sans l'avoir vue ?

DORANTE
Un si rare bienfait en un besoin pressant
S'empare puissamment d'un coeur reconnaissant ;
Et comme de soi-même il marque un grand mérite,
Dessous cette couleur il parle, il sollicite,
Peint l'objet aussi beau qu'on le voit généreux,
Et si l'on n'est ingrat, il faut être amoureux.

CLITON
Votre amour va toujours d'un étrange caprice :
Dès l'abord autrefois vous aimâtes Clarice ;
Celle-ci, sans la voir. Mais, monsieur, votre nom,
Lui deviez-vous l'apprendre, et sitôt ?

DORANTE
Pourquoi non ?
J'ai cru le devoir faire, et l'ai fait avec joie.

CLITON
Il est plus décrié que la fausse monnoie.

DORANTE
Mon nom ?

CLITON
Oui, dans Paris, en langage commun,
Dorante et le menteur à présent ce n'est qu'un,
Et vous y possédez ce haut degré de gloire
Qu'en une comédie on a mis votre histoire.

DORANTE
En une comédie ?

CLITON
Et si naïvement,
Que j'ai cru, la voyant, voir un enchantement.
On y voit un Dorante avec votre visage ;
On le prendrait pour vous : il a votre air, votre âge,
Vos yeux, votre action, votre maigre embonpoint,
Et paraît, comme vous, adroit au dernier point.
Comme à l'événement j'ai part à la peinture :
Après votre portrait on produit ma figure.
Le héros de la farce, un certain Jodelet,
Fait marcher après vous votre digne valet ;
Il a jusqu'à mon nez et jusqu'à ma parole,
Et nous avons tous deux appris en même école :
C'est l'original même, il vaut ce que je vaux ;
Si quelque autre s'en mêle, on peut s'inscrire en faux ;
Et tout autre que lui, dans cette comédie,
N'en fera jamais voir qu'une fausse copie.
Pour Clarice et Lucrèce, elles en ont quelque air ;
Philiste avec Alcippe y vient vous accorder ;
Votre feu père même est joué sous le masque.

DORANTE
Cette pièce doit être et plaisante et fantasque.
Mais son nom ?

CLITON
Votre nom de guerre, le menteur.

DORANTE
Les vers en sont-ils bons ? Fait-on cas de l'auteur ?

CLITON
La pièce a réussi, quoique faible de style,
Et d'un nouveau proverbe elle enrichit la ville ;
De sorte qu'aujourd'hui presque en tous les quartiers
On dit, quand quelqu'un ment, qu'il revient de Poitiers.
Et pour moi, c'est bien pis, je n'ose plus paraître.
Ce maraud de farceur m'a fait si bien connaître,
Que les petits enfants, sitôt qu'on m'aperçoit,
Me courent dans la rue et me montrent au doigt ;
Et chacun rit de voir les courtauds de boutique,
Grossissant à l'envi leur chienne de musique,
Se rompre le gosier, dans cette belle humeur,
À crier après moi : « le valet du menteur ! »
Vous en riez vous-même !

DORANTE
Il faut bien que j'en rie.

CLITON
Je n'y trouve que rire, et cela vous décrie,
Mais si bien, qu'à présent, voulant vous marier,
Vous ne trouveriez pas la fille d'un huissier,
Pas celle d'un recors, pas d'un cabaret même.

DORANTE
Il faut donc avancer près de celle qui m'aime.
Comme Paris est loin, si je ne suis déçu,
Nous pourrons réussir avant qu'elle ait rien su.
Mais quelqu'un vient à nous, et j'entends du murmure.

SCÈNE IV

CLÉANDRE
Ah ! Je suis innocent ; vous me faites injure.

Le prévôt.
Si vous l'êtes, monsieur, ne craignez aucun mal ;
Mais comme enfin le mort était votre rival,
Et que le prisonnier proteste d'innocence,
Je dois sur ce soupçon vous mettre en sa présence.

CLÉANDRE
Et si pour s'affranchir il ose me charger ?

Le prévôt.
La justice entre vous en saura bien juger.
Souffrez paisiblement que l'ordre s'exécute.
Vous avez vu, monsieur, le coup qu'on vous impute.
Voyez ce cavalier ; en serait-il l'auteur ?

CLÉANDRE
Il va me reconnaître. Ah, Dieu ! Je meurs de peur.

DORANTE
Souffrez que j'examine à loisir son visage.
C'est lui, mais il n'a fait qu'en homme de courage ;
Ce serait lâcheté, quoi qu'il puisse arriver,
De perdre un si grand coeur quand je puis le sauver.
Ne le découvrons point.

CLÉANDRE
Il me connaît, je tremble.

DORANTE
Ce cavalier, monsieur, n'a rien qui lui ressemble ;
L'autre est de moindre taille, il a le poil plus blond,
Le teint plus coloré, le visage plus rond,
Et je le connais moins, tant plus je le contemple.

CLÉANDRE
Oh ! Générosité qui n'eut jamais d'exemple !

DORANTE
L'habit même est tout autre.

Le prévôt.
Enfin ce n'est pas lui ?

DORANTE
Non, il n'a point de part au duel d'aujourd'hui.

Le prévôt.
Je suis ravi, monsieur, de voir votre innocence
Assurée à présent par sa reconnaissance ;
Sortez quand vous voudrez, vous avez tout pouvoir.
Excusez la rigueur qu'a voulu mon devoir.
Adieu.

CLÉANDRE
Vous avez fait le dû de votre office.

SCÈNE V

DORANTE
Mon cavalier, pour vous je me fais injustice ;
Je vous tiens pour brave homme, et vous reconnais bien ;
Faites votre devoir comme j'ai fait le mien.

CLÉANDRE
Monsieur...

DORANTE
Point de réplique, on pourrait nous entendre.

CLÉANDRE
Sachez donc seulement qu'on m'appelle Cléandre,
Que je sais mon devoir, que j'en prendrai souci,
Et que je périrai pour vous tirer d'ici.

SCÈNE VI

DORANTE
N'est-il pas vrai, Cliton, que c'eût été dommage
De livrer au malheur ce généreux courage ?
J'avais entre mes mains et sa vie et sa mort,
Et je me viens de voir arbitre de son sort.

CLITON
Quoi ? C'est là donc, monsieur...

DORANTE
Oui, c'est là le coupable.

CLITON
L'homme à votre cheval ?

DORANTE
Rien n'est si véritable.

CLITON
Je ne sais où j'en suis, et deviens tout confus :
Ne m'aviez-vous pas dit que vous ne mentiez plus ?

DORANTE
J'ai vu sur son visage un noble caractère,
Qui me parlant pour lui, m'a forcé de me taire,
Et d'une voix connue entre les gens de coeur
M'a dit qu'en le perdant je me perdrais d'honneur :
J'ai cru devoir mentir pour sauver un brave homme.

CLITON
Et c'est ainsi, monsieur, que l'on s'amende à Rome ?
Je me tiens au proverbe : oui, courez, voyagez ;
Je veux être guenon si jamais vous changez :
Vous mentirez toujours, monsieur, sur ma parole.
Croyez-moi que Poitiers est une bonne école ;
Pour le bien du public je veux le publier ;
Les leçons qu'on y prend ne peuvent s'oublier.

DORANTE
Je ne mens plus, Cliton, je t'en donne assurance ;
Mais en un tel sujet l'occasion dispense.

CLITON
Vous en prendrez autant comme vous en verrez.
Menteur vous voulez vivre, et menteur vous mourrez ;
Et l'on dira de vous pour oraison funèbre :
Et chacun rit de voir les courtauds de boutique,
Grossissant à l'envi leur chienne de musique,
Se rompre le gosier, dans cette belle humeur,
À crier après moi : « le valet du menteur ! »
Vous en riez vous-même !
« C'était en menterie un auteur très-célèbre,
Qui sut y raffiner de si digne façon,
Qu'aux maîtres du métier il en eût fait leçon ;
Et qui tant qu'il vécut, sans craindre aucune risque,
Aux plus forts d'après lui put donner quinze et bisque. »

DORANTE
Je n'ai plus qu'à mourir, mon épitaphe est fait,
Et tu m'érigeras en cavalier parfait :
Tu ferais violence à l'humeur la plus triste.
Mais sans plus badiner, va-t'en chercher Philiste ;
Donne-lui cette lettre ; et moi, sans plus mentir,
Avec les prisonniers j'irai me divertir.

ACTE II

SCÈNE I

MÉLISSE
Certes, il écrit bien : sa lettre est excellente.

LYSE
Madame, sa personne est encor plus galante :
Tout est charmant en lui, sa grâce, son maintien...

MÉLISSE
Il semble que déjà tu lui veuilles du bien ?

LYSE
J'en trouve, à dire vrai, la rencontre si belle,
Que je voudrais l'aimer si j'étais demoiselle.
Il est riche, et de plus il demeure à Paris,
Où des dames, dit-on, est le vrai paradis ;
Et ce qui vaut bien mieux que toutes ces richesses,
Les maris y sont bons, et les femmes maîtresses.
Je vous le dis encor, je m'y passerais bien ;
Et si j'étais son fait, il serait fort le mien.

MÉLISSE
Tu n'es pas dégoûtée. Enfin, Lyse, sans rire,
C'est un homme bien fait ?

LYSE
Plus que je ne puis dire.

MÉLISSE
À sa lettre il paraît qu'il a beaucoup d'esprit ;
Mais, dis-moi, parle-t-il aussi bien qu'il écrit ?

LYSE
Pour lui faire en discours montrer son éloquence,
Il lui faudrait des gens de plus de conséquence :
C'est à vous d'éprouver ce que vous demandez.

MÉLISSE
Et que croit-il de moi ?

LYSE
Ce que vous lui mandez :
Que vous l'avez tantôt vu par votre fenêtre ;
Que vous l'aimez déjà.

MÉLISSE
Cela pourrait bien être.

LYSE
Sans l'avoir jamais vu ?

MÉLISSE
J'écris bien sans le voir.

LYSE
Mais vous suivez d'un frère un absolu pouvoir,
Qui vous ayant conté par quel bonheur étrange
Il s'est mis à couvert de la mort de Florange,
Se sert de cette feinte, en cachant votre nom,
Pour lui donner secours dedans cette prison.
L'y voyant en sa place, il fait ce qu'il doit faire.

MÉLISSE
Je n'écrivais tantôt qu'à dessein de lui plaire ;
Mais, Lyse, maintenant j'ai pitié de l'ennui
D'un homme si bien fait qui souffre pour autrui ;
Et par quelques motifs que je vienne d'écrire,
Il est de mon honneur de ne m'en pas dédire.
La lettre est de ma main, elle parle d'amour :
S'il ne sait qui je suis, il peut l'apprendre un jour.
Un tel gage m'oblige à lui tenir parole :
Ce qu'on met par écrit passe une amour frivole.
Puisqu'il a du mérite, on ne m'en peut blâmer ;
Et je lui dois mon coeur, s'il daigne l'estimer.
Je m'en forme en idée une image si rare,
Qu'elle pourrait gagner l'âme la plus barbare ;
L'amour en est le peintre, et ton rapport flatteur
En fournit les couleurs à ce doux enchanteur.

LYSE
Tout comme vous l'aimez vous verrez qu'il vous aime.
Si vous vous engagez, il s'engage de même,
Et se forme de vous un tableau si parfait,
Que c'est lettre pour lettre et portrait pour portrait.
Il faut que votre amour plaisamment s'entretienne :
Il sera votre idée, et vous serez la sienne.
L'alliance est mignarde, et cette nouveauté,
Surtout dans une lettre, aura grande beauté,
Quand vous y souscrirez pour Dorante ou Mélisse :
« votre très-humble idée à vous rendre service. »
Vous vous moquez, madame ; et loin d'y consentir,
Vous n'en parlez ainsi que pour vous divertir.

MÉLISSE
Je ne me moque point.

LYSE
Et que fera, madame,
Cet autre cavalier dont vous possédez l'âme,
Votre amant ?

MÉLISSE
Qui ?

LYSE

PHILISTE

MÉLISSE
Ah ! Ne présume pas
Que son coeur soit sensible au peu que j'ai d'appas :
Il fait mine d'aimer, mais sa galanterie
N'est qu'un amusement et qu'une raillerie.

LYSE
Il est riche, et parent des premiers de Lyon.

MÉLISSE
Et c'est ce qui le porte à plus d'ambition.
S'il me voit quelquefois, c'est comme par surprise ;
Dans ses civilités on dirait qu'il méprise,
Qu'un seul mot de sa bouche est un rare bonheur,
Et qu'un de ses regards est un excès d'honneur.
L'amour même d'un roi me serait importune,
S'il fallait la tenir à si haute fortune.
La sienne est un trésor qu'il fait bien d'épargner :
L'avantage est trop grand, j'y pourrais trop gagner.
Il n'entre point chez nous ; et quand il me rencontre,
Il semble qu'avec peine à mes yeux il se montre,
Et prend l'occasion avec une froideur
Qui craint en me parlant d'abaisser sa grandeur.

LYSE
Peut-être il est timide et n'ose davantage.

MÉLISSE
S'il craint, c'est que l'amour trop avant ne l'engage.
Il voit souvent mon frère, et ne parle de rien.

LYSE
Mais vous le recevez, ce me semble, assez bien ?

MÉLISSE
Comme je ne suis pas en amour des plus fines,
Faute d'autre j'en souffre, et je lui rends ses mines ;
Mais je commence à voir que de tels cajoleurs
Ne font qu'effaroucher les partis les meilleurs,
Et ne dois plus souffrir qu'avec cette grimace
D'un véritable amant il occupe la place.

LYSE
Je l'ai vu pour vous voir faire beaucoup de tours.

MÉLISSE
Qui l'empêche d'entrer, et me voir tous les jours ?
Cette façon d'agir est-elle plus polie ?
Croit-il...

LYSE
Les amoureux ont chacun leur folie :
La sienne est de vous voir avec tant de respect,
Qu'il passe pour superbe, et vous devient suspect ;
Et la vôtre, un dégoût de cette retenue,
Qui vous fait mépriser la personne connue,
Pour donner votre estime, et chercher avec soin
L'amour d'un inconnu, parce qu'il est de loin.

SCÈNE II

CLÉANDRE
Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte,
Ma soeur ?

MÉLISSE
Sans me connaître, il me croit l'âme atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste séjour,
Que ma lettre et l'argent sont des effets d'amour ;
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de merveilles,
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les oreilles.

CLÉANDRE
Ah ! Si tu savais tout !

MÉLISSE
Elle ne laisse rien ;
Elle en vante l'esprit, la taille, le maintien,
Le visage attrayant et la façon modeste.

CLÉANDRE
Ah ! Que c'est peu de chose au prix de ce qui reste !

MÉLISSE
Que reste-t-il à dire ? Un courage invaincu ?

CLÉANDRE
C'est le plus généreux qui jamais ait vécu ;
C'est le coeur le plus noble, et l'âme la plus haute...

MÉLISSE
Quoi ? Vous voulez, mon frère, ajouter à sa faute,
Percer avec ces traits un coeur qu'il a blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé ?

CLÉANDRE
Ma soeur, à peine sais-je encor comme il se nomme,
Et je sais qu'on n'a vu jamais plus honnête homme,
Et que ton frère enfin périrait aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à lui.
Quoique notre partie aye été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai conté,
Afin que ce duel ne pût être éventé,
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de sorte
Que chacun pour sortir choisît diverse porte,
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit jours,
Que presque tout le monde ignorât nos amours,
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le coupable
(je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer) ;
Comme je me montrais, afin que ma présence
Donnât lieu d'en juger une entière innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa vue.
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces lieux :
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnaît, je tremble encore à te le dire ;
Mais apprends sa vertu, chère soeur, et l'admire.
Ce grand coeur, se voyant mon destin en la main,
Devient pour me sauver à soi-même inhumain ;
Lui qui souffre pour moi sait mon crime et le nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans soupçon,
Me promet amitié, m'assure de se taire :
Voilà ce qu'il a fait ; vois ce que je dois faire.

MÉLISSE
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.

CLÉANDRE
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon crime,
Cette pitié, ma soeur, était bien légitime ;
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion.
Nos plus puissants secours ne sont qu'ingratitude ;
Mets à les redoubler ton soin et ton étude ;
Sous ce même prétexte et ces déguisements,
Ajoute à ton argent perles et diamants ;
Qu'il ne manque de rien ; et pour sa délivrance
Je vais de mes amis faire agir la puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le tirer,
Pour m'acquitter vers lui j'irai me déclarer.
Adieu : de ton côté prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère.

MÉLISSE
Je vous obéirai très-ponctuellement.

SCÈNE III

LYSE
Vous pouviez dire encor très-volontairement ;
Et la faveur du ciel vous a bien conservée,
Si ces derniers discours ne vous ont achevée.
Le parti de Philiste a de quoi s'appuyer ;
Je n'en suis plus, madame : il n'est bon qu'à noyer ;
Il ne valut jamais un cheveu de Dorante.
Je puis vers la prison apprendre une courante ?

MÉLISSE
Oui, tu peux te résoudre encore à te crotter.

LYSE
Quels de vos diamants me faut-il lui porter ?

MÉLISSE
Mon frère va trop vite ; et sa chaleur l'emporte
Jusqu'à connaître mal des gens de cette sorte.
Aussi, comme son but est différent du mien,
Je dois prendre un chemin fort éloigné du sien.
Il est reconnaissant, et je suis amoureuse ;
Il a peur d'être ingrat, et je veux être heureuse.
À force de présents il se croit acquitter ;
Mais le redoublement ne fait que rebuter.
Si le premier oblige un homme de mérite,
Le second l'importune, et le reste l'irrite,
Et passé le besoin, quoi qu'on lui puisse offrir,
C'est un accablement qu'il ne saurait souffrir.
L'amour est libéral, mais c'est avec adresse :
Le prix de ses présents est en leur gentillesse ;
Et celui qu'à Dorante exprès tu vas porter,
Je veux qu'il le dérobe au lieu de l'accepter.
Écoute une pratique assez ingénieuse.

LYSE
Elle doit être belle et fort mystérieuse.

MÉLISSE
Au lieu des diamants dont tu viens de parler,
Avec quelques douceurs il faut le régaler,
Entrer sous ce prétexte, et trouver quelque voie
Par où, sans que j'y sois, tu fasses qu'il me voie :
Porte-lui mon portrait, et comme sans dessein
Fais qu'il puisse aisément le surprendre en ton sein ;
Feins lors pour le ravoir un déplaisir extrême :
S'il le rend, c'en est fait ; s'il le retient, il m'aime.

LYSE
À vous dire le vrai, vous en savez beaucoup.

MÉLISSE
L'amour est un grand maître : il instruit tout d'un coup.

LYSE
Il vient de vous donner de belles tablatures.

MÉLISSE
Viens quérir mon portrait avec des confitures :
Comme pourra Dorante en user bien ou mal,
Nous résoudrons après touchant l'original.

SCÈNE IV

DORANTE
Voilà, mon cher ami, la véritable histoire
D'une aventure étrange et difficile à croire ;
Mais puisque je vous vois, mon sort est assez doux.

PHILISTE
L'aventure est étrange, et bien digne de vous ;
Et si je n'en voyais la fin trop véritable,
J'aurais bien de la peine à la trouver croyable :
Vous me seriez suspect, si vous étiez ailleurs.

CLITON
Ayez pour lui, monsieur, des sentiments meilleurs :
Il s'est bien converti dans un si long voyage ;
C'est tout un autre esprit sous le même visage ;
Et tout ce qu'il débite est pure vérité,
S'il ne ment quelquefois par générosité.
C'est le même qui prit Clarice pour Lucrèce,
Qui fit jaloux Alcippe avec sa noble adresse ;
Et malgré tout cela, le même toutefois,
Depuis qu'il est ici, n'a menti qu'une fois.

PHILISTE
En voudrais-tu jurer ?

CLITON
Oui, monsieur, et j'en jure
Par le dieu des menteurs, dont il est créature,
Et s'il vous faut encore un serment plus nouveau,
Par l'hymen de Poitiers et le festin sur l'eau.

PHILISTE
Laissant là ce badin, ami, je vous confesse
Qu'il me souvient toujours de vos traits de jeunesse.
Cent fois en cette ville aux meilleures maisons
J'en ai fait un bon conte en déguisant les noms ;
J'en ai ri de bon coeur, et j'en ai bien fait rire ;
Et quoi que maintenant je vous entende dire,
Ma mémoire toujours me les vient présenter,
Et m'en fait un rapport qui m'invite à douter.

DORANTE
Formez en ma faveur de plus saines pensées :
Ces petites humeurs sont aussitôt passées ;
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux universités.

PHILISTE
Dès lors, à cela près, vous étiez en estime
D'avoir une âme noble, et grande, et magnanime.

CLITON
Je le disais dès lors : sans cette qualité,
Vous n'eussiez pu jamais le payer de bonté.

DORANTE
Ne te tairas-tu point ?

CLITON
Dis-je rien qu'il ne sache,
Et fais-je à votre nom quelque nouvelle tache ?
N'était-il pas, monsieur, avec Alcippe et vous,
Quand ce festin en l'air le rendit si jaloux ?
Lui qui fut le témoin du conte que vous fîtes,
Lui qui vous sépara lorsque vous vous battîtes,
Ne sait-il pas encor les plus rusés détours
Dont votre esprit adroit bricola vos amours ?

PHILISTE
Ami, ce flux de langue est trop grand pour se taire ;
Mais sans plus l'écouter, parlons de votre affaire.
Elle me semble aisée, et j'ose me vanter
Qu'assez facilement je pourrai l'emporter :
Ceux dont elle dépend sont de ma connaissance,
Et même à la plupart je touche de naissance ;
Le mort était d'ailleurs fort peu considéré,
Et chez les gens d'honneur on ne l'a point pleuré.
Sans perdre plus de temps, souffrez que j'aille apprendre
Pour en venir à bout quel chemin il faut prendre.
Ne vous attristez point cependant en prison ;
On aura soin de vous comme en votre maison :
Le concierge en a l'ordre, il tient de moi sa place,
Et sitôt que je parle il n'est rien qu'il ne fasse.

DORANTE
Ma joie est de vous voir, vous me l'allez ravir.

PHILISTE
Je prends congé de vous pour vous aller servir.
Cliton divertira votre mélancolie.

SCÈNE V

CLITON
Comment va maintenant l'amour ou la folie ?
Cette dame obligeante au visage inconnu,
Qui s'empare des coeurs avec son revenu,
Est-elle encore aimable ? A-t-elle encor des charmes ?
Par générosité lui rendons-nous les armes ?

DORANTE
Cliton, je la tiens belle, et m'ose figurer
Qu'elle n'a rien en soi qu'on ne puisse adorer.
Qu'en imagines-tu ?

CLITON
J'en fais des conjectures
Qui s'accordent fort mal avecque vos figures.
Vous payer par avance, et vous cacher son nom,
Quoi que vous présumiez, ne marque rien de bon.
À voir ce qu'elle a fait, et comme elle procède,
Je jurerais, monsieur, qu'elle est ou vieille ou laide,
Peut-être l'une et l'autre, et vous a regardé
Comme un galant commode, et fort incommodé.

DORANTE
Tu parles en brutal.

CLITON
Vous, en visionnaire.
Mais si je disais vrai, que prétendez-vous faire ?

DORANTE
Envoyer et la dame et les amours au vent.

CLITON
Mais vous avez reçu : quiconque prend se vend.

DORANTE
Quitte pour lui jeter son argent à la tête.

CLITON
Le compliment est doux et la défaite honnête.
Tout de bon à ce coup vous êtes converti :
Je le soutiens, monsieur, le proverbe a menti.
Sans scrupule autrefois, témoin votre Lucrèce,
Vous emportiez l'argent, et quittiez la maîtresse ;
Mais Rome vous a fait si grand homme de bien,
Qu'à présent vous voulez rendre à chacun le sien :
Vous vous êtes instruit des cas de conscience.

DORANTE
Tu m'embrouilles l'esprit faute de patience.
Deux ou trois jours peut-être, un peu plus, un peu moins,
Éclairciront ce trouble, et purgeront ces soins.
Tu sais qu'on m'a promis que la beauté qui m'aime
Viendra me rapporter sa réponse elle-même ;
Vois déjà sa servante, elle revient.

CLITON
Tant pis :
Dussiez-vous enrager, c'est ce que je vous dis.
Si fréquente ambassade, et maîtresse invisible,
Sont de ma conjecture une preuve infaillible.
Voyons ce qu'elle veut, et si son passe-port
Est aussi bien fourni comme au premier abord.

DORANTE
Veux-tu qu'à tous moments il pleuve des pistoles ?

CLITON
Qu'avons-nous sans cela besoin de ses paroles ?

SCÈNE VI

DORANTE
Je ne t'espérais pas si soudain de retour.

LYSE
Vous jugerez par là d'un coeur qui meurt d'amour.
De vos civilités ma maîtresse est ravie :
Elle serait venue, elle en brûle d'envie ;
Mais une compagnie au logis la retient :
Elle viendra bientôt, et peut-être elle vient ;
Et je me connais mal à l'ardeur qui l'emporte,
Si vous ne la voyez même avant que je sorte.
Acceptez cependant quelque peu de douceurs
Fort propres en ces lieux à conforter les coeurs :
Les sèches sont dessous, celles-ci sont liquides.

CLITON
Les amours de tantôt me semblaient plus solides.
Si tu n'as autre chose, épargne mieux tes pas :
Cette inégalité ne me satisfait pas.
Nous avons le coeur bon, et dans nos aventures
Nous ne fûmes jamais hommes à confitures.

LYSE
Badin, qui te demande ici ton sentiment ?

CLITON
Ah ! Tu me fais l'amour un peu bien rudement.

LYSE
Est-ce à toi de parler ? Que n'attends-tu ton heure ?

DORANTE
Saurons-nous cette fois son nom, ou sa demeure ?

LYSE
Non pas encor sitôt.

DORANTE
Mais te vaut-elle bien ?
Parle-moi franchement, et ne déguise rien.

LYSE
À ce compte, monsieur, vous me trouvez passable ?

DORANTE
Je te trouve de taille et d'esprit agréable,
Tant de grâce en l'humeur, et tant d'attrait aux yeux,
Qu'à te dire le vrai, je ne voudrais pas mieux :
Elle me charmera ; pourvu qu'elle te vaille.

LYSE
Ma maîtresse n'est pas tout à fait de ma taille,
Mais elle me surpasse en esprit, en beauté,
Autant et plus encor, monsieur, qu'en qualité.

DORANTE
Tu sais adroitement couler ta flatterie.
Que ce bout de ruban a de galanterie !
Je le veux dérober. Mais qu'est-ce qui le suit ?

LYSE
Rendez-le-moi, monsieur ; j'ai hâte, il s'en va nuit.

DORANTE
Je verrai ce que c'est.

LYSE
C'est une mignature.

DORANTE
Oh ! Le charmant portrait ! L'adorable peinture !
Elle est faite à plaisir.

LYSE
Après le naturel.

DORANTE
Je ne crois pas jamais avoir rien vu de tel.

LYSE
Ces quatre diamants dont elle est enrichie
Ont sous eux quelque feuille, ou mal nette, ou blanchie,
Et je cours de ce pas y faire regarder.

DORANTE
Et quel est ce portrait ?

LYSE
Le faut-il demander ?
Et doutez-vous si c'est ma maîtresse elle-même ?

DORANTE
Quoi ? Celle qui m'écrit ?

LYSE
Oui, celle qui vous aime ;
À l'aimer tant soit peu vous l'auriez deviné.

DORANTE
Un si rare bonheur ne m'est pas destiné ;
Et tu me veux flatter par cette fausse joie.

LYSE
Quand je dis vrai, monsieur, je prétends qu'on me croie.
Mais je m'amuse trop, l'orfèvre est loin d'ici ;
Donnez-moi, je perds temps.

DORANTE
Laisse-moi ce souci :
Nous avons un orfèvre arrêté pour ses dettes,
Qui saura tout remettre au point que tu souhaites.

LYSE
Vous m'en donnez, monsieur.

DORANTE
Je te le ferai voir.

LYSE
A-t-il la main fort bonne ?

DORANTE
Autant qu'on peut l'avoir.

LYSE
Sans mentir ?

DORANTE
Sans mentir.

CLITON
Il est trop jeune, il n'ose.

LYSE
Je voudrais bien pour vous faire ici quelque chose ;
Mais vous le montrerez.

DORANTE
Non, à qui que ce soit.

LYSE
Vous me ferez chasser si quelque autre le voit.

DORANTE
Va, dors en sûreté.

LYSE
Mais enfin à quand rendre ?

DORANTE
Dès demain.

LYSE
Demain donc je viendrai le reprendre :
Je ne puis me résoudre à vous désobliger.

CLITON
Elle se met pour vous en un très-grand danger.
Dirons-nous rien nous deux ?

LYSE
Non.

CLITON
Comme tu méprises !

LYSE
Je n'ai pas le loisir d'entendre tes sottises.

CLITON
Avec cette rigueur tu me feras mourir.

LYSE
Peut-être à mon retour je saurai te guérir ;
Je ne puis mieux pour l'heure : adieu.

CLITON
Tout me succède.

SCÈNE VII

DORANTE
Viens, Cliton, et regarde. Est-elle vieille ou laide ?
Voit-on des yeux plus vifs ? Voit-on des traits plus doux ?

CLITON
Je suis un peu moins dupe, et plus futé que vous.
C'est un leurre, monsieur, la chose est toute claire :
Elle a fait tout du long les mines qu'il faut faire.
On amorce le monde avec de tels portraits :
Pour les faire surprendre on les apporte exprès ;
On s'en fâche, on fait bruit, on vous les redemande ;
Mais on tremble toujours de crainte qu'on les rende ;
Et pour dernière adresse, une telle beauté
Ne se voit que de nuit et dans l'obscurité,
De peur qu'en un moment l'amour ne s'estropie
À voir l'original si loin de sa copie.
Mais laissons ce discours, qui peut vous ennuyer.
Vous ferai-je venir l'orfèvre prisonnier ?

DORANTE
Simple, n'as-tu point vu que c'était une feinte,
Un effet de l'amour dont mon âme est atteinte ?

CLITON
Bon : en voici déjà de deux en même jour,
Par devoir d'honnête homme, et par effet d'amour.
Avec un peu de temps nous en verrons bien d'autres ;
Chacun a ses talents, et ce sont là les vôtres.

DORANTE
Tais-toi, tu m'étourdis de tes sottes raisons.
Allons prendre un peu l'air dans la cour des prisons.

ACTE III

SCÈNE I

DORANTE
Je vous en prie encor, discourons d'autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close :
On peut nous écouter, et vous surprendre ici ;
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi.
La parfaite amitié que pour vous j'ai conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le mien.

CLÉANDRE
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on écoute ;
Et je puis vous parler en toute sûreté
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans mérite
Qui s'avoue insolvable aucunement s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le puis,
J'avoue, et hautement, monsieur, que je le suis ;
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce coeur qui vous doit tout vous en rend une vraie.
La vôtre la devance à peine d'un moment ;
Elle attache mon sort au vôtre également ;
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi reconnaissance.

DORANTE
N'appelez point faveur ce qui fut un devoir :
Entre les gens de coeur il suffit de se voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain noeud les lie :
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.

CLITON
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m'ont pris pour homme de courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.

CLÉANDRE
Cet homme a de l'humeur.

DORANTE
C'est un vieux domestique,
Qui, comme vous voyez, n'est pas mélancolique.
À cause de son âge il se croit tout permis ;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en prie.
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.

CLÉANDRE
J'en voudrais connaître un de l'humeur dont il est.

CLITON
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la peine :
Le monde n'en voit pas quatorze à la douzaine ;
Et je jurerais bien, monsieur, en bonne foi,
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et moi.

DORANTE
Voilà de ses bons mots les galantes surprises ;
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises ;
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il dit.

CLITON
On appelle cela des vers à ma louange.

CLÉANDRE
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, monsieur, à ce que je vous dois.

DORANTE
Nous en pourrons parler encor quelque autre fois :
Il suffit pour ce coup.

CLÉANDRE
Je ne saurais vous taire
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain ;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main :
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie ;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma joie ;
Et je ne saurais voir sans être un peu jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour vous.
Je cède avec regret à cet ami fidèle :
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de zèle ;
Et vous m'obligerez, au sortir de prison,
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me devance ;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.

DORANTE
C'est un excès d'honneur que vous me voulez rendre ;
Et je croirais faillir de m'en vouloir défendre.

CLÉANDRE
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir ;
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous cause.
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose ?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents ;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns...

CLITON
Les siens en sont du nombre :
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son ombre ;
Et n'était que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encor fort net et fort léger ;
Mais comme je pleurais ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.

CLÉANDRE
Et de qui ?

DORANTE
Pour le dire, il faudrait deviner.
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer.
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais d'égale,
Me fait force présents...

CLÉANDRE
Et vous visite ?

DORANTE
Non.

CLÉANDRE
Vous savez son logis ?

DORANTE
Non, pas même son nom.
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourrait être ?

CLÉANDRE
À moins que de la voir je ne la puis connaître.

DORANTE
Pour un si bon ami je n'ai point de secret.
Voyez, connaissez-vous les traits de ce portrait ?

CLÉANDRE
Elle semble éveillée, et passablement belle ;
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connais rien à ces traits que je voi.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.

SCÈNE II

DORANTE
Ce brusque adieu marque un trouble dans l'âme :
Sans doute il la connaît.

CLITON
C'est peut-être sa femme ?

DORANTE
Sa femme ?

CLITON
Oui, c'est sans doute elle qui vous écrit ;
Et vous venez de faire un coup de grand esprit.
Voilà de vos secrets et de vos confidences.

DORANTE
Nomme-les par leur nom, dis de mes imprudences.
Mais serait-ce en effet celle que tu me dis ?

CLITON
Envoyez vos portraits à de tels étourdis :
Ils gardent un secret avec extrême adresse.
C'est sa femme, vous dis-je, ou du moins sa maîtresse :
Ne l'avez-vous pas vu tout changé de couleur ?

DORANTE
Je l'ai vu, comme atteint d'une vive douleur,
Faire de vains efforts pour cacher sa surprise.
Son désordre, Cliton, montre ce qu'il déguise :
Il a pris un prétexte à sortir promptement,
Sans se donner loisir d'un mot de compliment.

CLITON
Qu'il fera dangereux rencontrer sa colère !
Il va tout renverser si l'on le laisse faire,
Et je vous tiens pour mort si sa fureur se croit ;
Mais surtout ses valets peuvent bien marcher droit :
Malheureux le premier qui fâchera son maître !
Pour autres cent louis je ne voudrais pas l'être.

DORANTE
La chose est sans remède ; en soit ce qui pourra :
S'il fait tant le mauvais, peut-être on le verra.
Ce n'est pas qu'après tout, Cliton, si c'est sa femme,
Je ne sache étouffer cette naissante flamme :
Ce serait lui prêter un fort mauvais secours
Que lui ravir l'honneur en conservant ses jours ;
D'une belle action j'en ferais une noire.
J'en ai fait mon ami, je prends part à sa gloire ;
Et je ne voudrais pas qu'on pût me reprocher
De servir un brave homme au prix d'un bien si cher.

CLITON
Et s'il est son amant ?

DORANTE
Puisqu'elle me préfère,
Ce que j'ai fait pour lui vaut bien qu'il me défère ;
Sinon, il a du coeur, il en sait bien les lois,
Et je suis résolu de défendre son choix.
Tandis, pour un moment trêve de raillerie,
Je veux entretenir un peu ma rêverie.
Merveille qui m'as enchanté,
Portrait à qui je rends les armes,
As-tu bien autant de bonté
Comme tu me fais voir de charmes ?
Hélas ! Au lieu de l'espérer,
Je ne fais que me figurer
Que tu te plains à cette belle,
Que tu lui dis mon procédé,
Et que je te fus infidèle
Sitôt que je t'eus possédé.
Garde mieux le secret que moi,
Daigne en ma faveur te contraindre :
Si j'ai pu te manquer de foi,
C'est m'imiter que de t'en plaindre.
Ta colère en me punissant
Te fait criminel d'innocent ;
Sur toi retombent les vengeances...

CLITON
Vous ne dites, monsieur, que des extravagances,
Et parlez justement le langage des fous.
Donnez, j'entretiendrai ce portrait mieux que vous ;
Je veux vous en montrer de meilleures méthodes,
Et lui faire des voeux plus courts et plus commodes.
Adorable et riche beauté,
Qui joins les effets aux paroles,
Merveille qui m'as enchanté
Par tes douceurs et tes pistoles,
Sache un peu mieux les partager ;
Et si tu nous veux obliger
À dépeindre aux races futures
L'éclat de tes faits inouïs,
Garde pour toi les confitures,
Et nous accable de louis.
Voilà parler en homme.

DORANTE
Arrête tes saillies,
Ou va du moins ailleurs débiter tes folies.
Je ne suis pas toujours d'humeur à t'écouter.

CLITON
Et je ne suis jamais d'humeur à vous flatter ;
Je ne vous puis souffrir de dire une sottise.
Par un double intérêt je prends cette franchise :
L'un, vous êtes mon maître, et j'en rougis pour vous ;
L'autre, c'est mon talent, et j'en deviens jaloux.

DORANTE
Si c'est là ton talent, ma faute est sans exemple.

CLITON
Ne me l'enviez point, le vôtre est assez ample ;
Et puisque enfin le ciel m'a voulu départir
Le don d'extravaguer, comme à vous de mentir,
Comme je ne mens point devant votre excellence,
Ne dites à mes yeux aucune extravagance ;
N'entreprenez sur moi, non plus que moi sur vous.

DORANTE
Tais-toi ; le ciel m'envoie un entretien plus doux :
L'ambassade revient.

CLITON
Que nous apporte-t-elle ?

DORANTE
Maraud, veux-tu toujours quelque douceur nouvelle ?

CLITON
Non pas, mais le passé m'a rendu curieux ;
Je lui regarde aux mains un peu plutôt qu'aux yeux.

SCÈNE III

CLITON
Montre ton passe-port. Quoi ? Tu viens les mains vides ?
Ainsi détruit le temps les biens les plus solides ;
Et moins d'un jour réduit tout votre heur et le mien,
Des louis aux douceurs, et des douceurs à rien.

LYSE
Si j'apportai tantôt, à présent je demande.

DORANTE
Que veux-tu ?

LYSE
Ce portrait, que je veux qu'on me rende.

DORANTE
As-tu pris du secours pour faire plus de bruit ?

LYSE
J'amène ici ma soeur, parce qu'il s'en va nuit ;
Mais vous pensez en vain chercher une défaite :
Demandez-lui, monsieur, quelle vie on m'a faite.

DORANTE
Quoi ? Ta maîtresse sait que tu me l'as laissé ?

LYSE
Elle s'en est doutée, et je l'ai confessé.

DORANTE
Elle s'en est donc mise en colère ?

LYSE
Et si forte,
Que je n'ose rentrer si je ne le rapporte :
Si vous vous obstinez à me le retenir,
Je ne sais dès ce soir, monsieur, que devenir ;
Ma fortune est perdue, et dix ans de service.

DORANTE
Écoute, il n'est pour toi chose que je ne fisse.
Si je te nuis ici, c'est avec grand regret ;
Mais on aura mon coeur avant que ce portrait.
Va dire de ma part à celle qui t'envoie
Qu'il fait tout mon bonheur, qu'il fait toute ma joie ;
Que rien n'approcherait de mon ravissement,
Si je le possédais de son consentement ;
Qu'il est l'unique bien où mon espoir se fonde,
Qu'il est le seul trésor qui me soit cher au monde.
Et quant à ta fortune, il est en mon pouvoir
De la faire monter par delà ton espoir.

LYSE
Je ne veux point de vous, ni de vos récompenses.

DORANTE
Tu me dédaignes trop.

LYSE
Je le dois.

CLITON
Tu l'offenses.
Mais voulez-vous, monsieur, me croire et vous venger ?
Rendez-lui son portrait pour la faire enrager.

LYSE
Oh ! Le grand habile homme ! Il y connaît finesse.
C'est donc ainsi, monsieur, que vous tenez promesse ?
Mais puisque auprès de vous j'ai si peu de crédit,
Demandez à ma soeur ce qu'elle m'en a dit,
Et si c'est sans raison que j'ai tant l'épouvante.

DORANTE
Tu verras que ta soeur sera plus obligeante ;
Mais si ce grand courroux lui donne autant d'effroi,
Je ferai tout autant pour elle que pour toi.

LYSE
N'importe, parlez-lui : du moins vous saurez d'elle
Avec quelle chaleur j'ai pris votre querelle.

DORANTE
Son ordre est-il si rude ?

MÉLISSE
Il est assez exprès ;
Mais sans mentir, ma soeur vous presse un peu de près :
Quoi qu'elle ait commandé, la chose a deux visages.

CLITON
Comme toutes les deux jouent leurs personnages !

MÉLISSE
Souvent tout cet effort à ravoir un portrait
N'est que pour voir l'amour par l'état qu'on en fait.
C'est peut-être après tout le dessein de madame :
Ma soeur, non plus que moi, ne lit pas dans son âme.
En ces occasions il fait bon hasarder,
Et de force ou de gré je saurais le garder.
Si vous l'aimez, monsieur, croyez qu'en son courage
Elle vous aime assez pour vous laisser ce gage :
Ce serait vous traiter avec trop de rigueur,
Puisque avant ce portrait on aura votre coeur ;
Et je la trouverais d'une humeur bien étrange,
Si je ne lui faisais accepter cette échange.
Je l'entreprends pour vous, et vous répondrai bien
Qu'elle aimera ce gage autant comme le sien.

DORANTE
Ô ciel ! Et de quel nom faut-il que je te nomme ?

CLITON
Ainsi font deux soldats qui sont chez le bonhomme :
Quand l'un veut tout tuer, l'autre rabat les coups ;
L'un jure comme un diable, et l'autre file doux.
Les belles, n'en déplaise à tout votre grimoire !
Vous vous entr'entendez comme larrons en foire.

MÉLISSE
Que dit cet insolent ?

DORANTE
C'est un fou qui me sert.

CLITON
Vous dites que...

DORANTE
Tais-toi, ta sottise me perd.
Je suivrai ton conseil, il m'a rendu la vie.

LYSE
Avec sa complaisance à flatter votre envie,
Dans le coeur de madame elle croit pénétrer ;
Mais son front en rougit, et n'ose se montrer.

MÉLISSE
Mon front n'en rougit point, et je veux bien qu'il voie
D'où lui vient ce conseil qui lui rend tant de joie.

DORANTE
Mes yeux, que vois-je ? Où suis-je ? Êtes-vous des flatteurs ?
Si le portrait dit vrai, les habits sont menteurs.
Madame, c'est ainsi que vous savez surprendre !

MÉLISSE
C'est ainsi que je tâche à ne me point méprendre,
À voir si vous m'aimez, et savez mériter
Cette parfaite amour que je vous veux porter.
Ce portrait est à vous, vous l'avez su défendre,
Et de plus sur mon coeur vous pouvez tout prétendre ;
Mais par quelque motif que vous l'eussiez rendu,
L'un et l'autre à jamais était pour vous perdu.
Je retirais le coeur en retirant ce gage,
Et vous n'eussiez de moi jamais vu que l'image.
Voilà le vrai sujet de mon déguisement.
Pour ne rien hasarder, j'ai pris ce vêtement,
Pour entrer sans soupçon, pour en sortir de même,
Et ne me point montrer qu'ayant vu si l'on m'aime.

DORANTE
Je demeure immobile, et pour vous répliquer
Je perds la liberté même de m'expliquer.
Surpris, charmé, confus d'une telle merveille,
Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille,
Je ne sais si je vis ; et je sais toutefois
Que ma vie est trop peu pour ce que je vous dois ;
Que tous mes jours usés à vous rendre service,
Que tout mon sang pour vous offert en sacrifice,
Que tout mon coeur brûlé d'amour pour vos appas,
Envers votre beauté ne m'acquitteraient pas.

MÉLISSE
Sachez, pour arrêter ce discours qui me flatte,
Que je n'ai pu moins faire, à moins que d'être ingrate.
Vous avez fait pour moi plus que vous ne savez,
Et je vous dois bien plus que vous ne me devez.
Vous m'entendrez un jour ; à présent je vous quitte,
Et malgré mon amour, je romps cette visite.
Le soin de mon honneur veut que j'en use ainsi :
Je crains à tous moments qu'on me surprenne ici ;
Encor que déguisée, on pourrait me connaître.
Je vous puis cette nuit parler par ma fenêtre,
Du moins si le concierge est homme à consentir,
À force de présents, que vous puissiez sortir.
Un peu d'argent fait tout chez les gens de sa sorte.

DORANTE
Mais après que les dons m'auront ouvert la porte,
Où dois-je vous chercher ?

MÉLISSE
Ayant su la maison,
Vous pourriez aisément vous informer du nom :
Encore un jour ou deux il me faut vous le taire ;
Mais vous n'êtes pas homme à me vouloir déplaire.
Je loge en Bellecour, environ au milieu,
Dans un grand pavillon. N'y manquez pas. Adieu.

DORANTE
Donnez quelque signal pour plus certaine adresse.

LYSE
Un linge servira de marque plus expresse ;
J'en prendrai soin.

MÉLISSE
On ouvre et quelqu'un vous vient voir.
Si vous m'aimez, monsieur...

DORANTE
Je sais bien mon devoir ;
Sur ma discrétion prenez toute assurance.

SCÈNE IV

PHILISTE
Ami, notre bonheur passe notre espérance.
Vous avez compagnie ! Ah ! Voyons, s'il vous plaît.

DORANTE
Laissez-les s'échapper, je vous dirai qui c'est.
Ce n'est qu'une lingère : allant en Italie,
Je la vis en passant, et la trouvai jolie ;
Nous fîmes connaissance ; et me sachant ici,
Comme vous le voyez, elle en a pris souci.

PHILISTE
Vous trouvez en tous lieux d'assez bonnes fortunes.

DORANTE
Celle-ci pour le moins n'est pas des plus communes.

PHILISTE
Elle vous semble belle, à ce compte ?

DORANTE
À ravir.

PHILISTE
Je n'en suis point jaloux.

DORANTE
M'y voulez-vous servir ?

PHILISTE
Je suis trop maladroit pour un si noble rôle.

DORANTE
Vous n'avez seulement qu'à dire une parole.

PHILISTE
Qu'une ?

DORANTE
Non. Cette nuit j'ai promis de la voir,
Sûr que vous obtiendrez mon congé pour ce soir.
Le concierge est à vous.

PHILISTE
C'est une affaire faite.

DORANTE
Quoi ! Vous me refusez un mot que je souhaite ?

PHILISTE
L'ordre, tout au contraire, en est déjà donné,
Et votre esprit trop prompt n'a pas bien deviné.
Comme je vous quittais avec peine à vous croire,
Quatre de mes amis m'ont conté votre histoire.
Ils marchaient après vous deux ou trois mille pas ;
Ils vous ont vu courir, tomber le mort à bas,
L'autre vous démonter, et fuir en diligence :
Ils ont vu tout cela de sur une éminence,
Et n'ont connu personne, étant trop éloignés.
Voilà, quoi qu'il en soit, tous nos procès gagnés,
Et plus tôt de beaucoup que je n'osais prétendre.
Je n'ai point perdu temps, et les ai fait entendre ;
Si bien que sans chercher d'autre éclaircissement,
Vos juges m'ont promis votre élargissement.
Mais quoiqu'il soit constant qu'on vous prend pour un autre,
Il faudra caution, et je serai la vôtre :
Ce sont formalités que pour vous dégager
Les juges, disent-ils, sont tenus d'exiger ;
Mais sans doute ils en font ainsi que bon leur semble.
Tandis, ce soir chez moi nous souperons ensemble ;
Dans un moment ou deux vous y pourrez venir ;
Nous aurons tout loisir de nous entretenir,
Et vous prendrez le temps de voir votre lingère.
Ils m'ont dit toutefois qu'il serait nécessaire
De coucher pour la forme un moment en prison,
Et m'en ont sur-le-champ rendu quelque raison ;
Mais c'est si peu mon jeu que de telles matières,
Que j'en perds aussitôt les plus belles lumières.
Vous sortirez demain, il n'est rien de plus vrai :
C'est tout ce que j'en aime, et tout ce que j'en sai.

DORANTE
Que ne vous dois-je point pour de si bons offices !

PHILISTE
Ami, ce ne sont là que de petits services ;
Je voudrais pouvoir mieux, tout me serait fort doux.
Je vais chercher du monde à souper avec vous.
Adieu : je vous attends au plus tard dans une heure.

SCÈNE V

DORANTE
Tu ne dis mot, CLITON

CLITON
Elle est belle, ou je meure !

DORANTE
Elle te semble belle ?

CLITON
Et si parfaitement
Que j'en suis même encor dans le ravissement.
Encor dans mon esprit je la vois et l'admire,
Et je n'ai su depuis trouver le mot à dire.

DORANTE
Je suis ravi de voir que mon élection
Ait enfin mérité ton approbation.

CLITON
Ah ! Plût à Dieu, monsieur, que ce fût la servante !
Vous verriez comme quoi je la trouve charmante,
Et comme pour l'aimer je ferais le mutin.

DORANTE
Admire en cet amour la force du destin.

CLITON
J'admire bien plutôt votre adresse ordinaire,
Qui change en un moment cette dame en lingère.

DORANTE
C'était nécessité dans cette occasion,
De crainte que Philiste eût quelque vision,
S'en formât quelque idée, et la pût reconnaître.

CLITON
Cette métamorphose est de vos coups de maître ;
Je n'en parlerai plus, monsieur, que cette fois ;
Mais en un demi-jour comptez déjà pour trois.
Un coupable honnête homme, un portrait, une dame,
À son premier métier rendent soudain votre âme ;
Et vous savez mentir par générosité,
Par adresse d'amour, et par nécessité.
Quelle conversion !

DORANTE
Tu fais bien le sévère.

CLITON
Non, non, à l'avenir je fais voeu de m'en taire :
J'aurais trop à compter.

DORANTE
Conserver un secret,
Ce n'est pas tant mentir qu'être amoureux discret ;
L'honneur d'une maîtresse aisément y dispose.

CLITON
Ce n'est qu'autre prétexte et non pas autre chose.
Croyez-moi, vous mourrez, monsieur, dans votre peau,
Et vous mériterez cet illustre tombeau,
Cette digne oraison que naguère j'ai faite :
Vous vous en souvenez, sans que je la répète.

DORANTE
Pour de pareils secrets peut-on s'en garantir ?
Et toi-même, à ton tour, ne crois-tu point mentir ?
L'occasion convie, aide, engage, dispense ;
Et pour servir un autre on ment sans qu'on y pense.

CLITON
Si vous m'y surprenez, étrillez-y-moi bien.

DORANTE
Allons trouver Philiste, et ne jurons de rien.

ACTE IV

SCÈNE I

MÉLISSE
J'en tremble encor de peur, et n'en suis pas remise.

LYSE
Aussi bien comme vous je pensais être prise.

MÉLISSE
Non, Philiste n'est fait que pour m'incommoder.
Voyez ce qu'en ces lieux il venait demander,
S'il est heure si tard de faire une visite.

LYSE
Un ami véritable à toute heure s'acquitte ;
Mais un amant fâcheux, soit de jour, soit de nuit,
Toujours à contre-temps à nos yeux se produit ;
Et depuis qu'une fois il commence à déplaire,
Il ne manque jamais d'occasion contraire :
Tant son mauvais destin semble prendre de soins
À mêler sa présence où l'on la veut le moins !

MÉLISSE
Quel désordre eût-ce été, Lyse, s'il m'eût connue !

LYSE
Il vous aurait donné fort avant dans la vue.

MÉLISSE
Quel bruit et quel éclat n'eût point fait son courroux !

LYSE
Il eût été peut-être aussi honteux que vous.
Un homme un peu content et qui s'en fait accroire,
Se voyant méprisé, rabat bien de sa gloire,
Et surpris qu'il en est en telle occasion,
Toute sa vanité tourne en confusion.
Quand il a de l'esprit, il sait rendre le change ;
Loin de s'en émouvoir, en raillant il se venge,
Affecte des mépris, comme pour reprocher
Que la perte qu'il fait ne vaut pas s'en fâcher ;
Tant qu'il peut, il témoigne une âme indifférente.
Quoi qu'il en soit enfin, vous avez vu Dorante,
Et fort adroitement je vous ai mise en jeu.

MÉLISSE
Et fort adroitement tu m'as fait voir son feu.

LYSE
Eh bien ! Mais que vous semble encor du personnage ?
Vous en ai-je trop dit ?

MÉLISSE
J'en ai vu davantage.

LYSE
Avez-vous du regret d'avoir trop hasardé ?

MÉLISSE
Je n'ai qu'un déplaisir, d'avoir si peu tardé.

LYSE
Vous l'aimez ?

MÉLISSE
Je l'adore.

LYSE
Et croyez qu'il vous aime ?

MÉLISSE
Qu'il m'aime, et d'une amour, comme la mienne, extrême.

LYSE
Une première vue, un moment d'entretien,
Vous fait ainsi tout croire et ne douter de rien !

MÉLISSE
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lyse, c'est un accord bientôt fait que le nôtre :
Sa main entre les coeurs, par un secret pouvoir,
Sème l'intelligence avant que de se voir ;
Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,
Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment :
Tout ce qu'on s'entre-dit persuade aisément ;
Et sans s'inquiéter d'aucunes peurs frivoles,
La foi semble courir au-devant des paroles :
La langue en peu de mots en explique beaucoup ;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d'un coup ;
Et de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,
Le coeur en entend plus que tous les deux n'en disent.

LYSE
Si, comme dit Sylvandre, une âme en se formant,
Ou descendant du ciel, prend d'une autre l'aimant,
La sienne a pris le vôtre, et vous a rencontrée.

MÉLISSE
Quoi ? Tu lis les romans ?

LYSE
Je puis bien lire astrée ;
Je suis de son village, et j'ai de bons garants
Qu'elle et son Céladon étaient de nos parents.

MÉLISSE
Quelle preuve en as-tu ?

LYSE
Ce vieux saule, madame,
Où chacun d'eux cachait ses lettres et sa flamme,
Quand le jaloux Sémire en fit un faux témoin ;
Du pré de mon grand-père il fait encor le coin,
Et l'on m'a dit que c'est un infaillible signe
Que d'un si rare hymen je viens en droite ligne.
Vous ne m'en croyez pas ?

MÉLISSE
De vrai, c'est un grand point.

LYSE
Aurais-je tant d'esprit, si cela n'était point ?
D'où viendrait cette adresse à faire vos messages,
À jouer avec vous de si bons personnages,
Ce trésor de lumière et de vivacité,
Que d'un sang amoureux que j'ai d'eux hérité ?

MÉLISSE
Tu le disais tantôt, chacun a sa folie :
Les uns l'ont importune, et la tienne est jolie.

SCÈNE II

CLÉANDRE
Je viens d'avoir querelle avec ce prisonnier,
Ma soeur...

MÉLISSE
Avec Dorante ? Avec ce cavalier
Dont vous tenez l'honneur, dont vous tenez la vie ?
Qu'avez-vous fait ?

CLÉANDRE
Un coup dont tu seras ravie.

MÉLISSE
Qu'à cette lâcheté je puisse consentir !

CLÉANDRE
Bien plus, tu m'aideras à le faire mentir.

MÉLISSE
Ne le présumez pas, quelque espoir qui vous flatte :
Si vous êtes ingrat, je ne puis être ingrate.

CLÉANDRE
Tu sembles t'en fâcher ?

MÉLISSE
Je m'en fâche pour vous :
D'un mot il peut vous perdre, et je crains son courroux.

CLÉANDRE
Il est trop généreux ; et d'ailleurs la querelle,
Dans les termes qu'elle est, n'est pas si criminelle.
Écoute. Nous parlions des dames de Lyon ;
Elles sont assez mal en son opinion :
Il confesse de vrai qu'il a peu vu la ville ;
Mais il se l'imagine en beautés fort stérile,
Et ne peut se résoudre à croire qu'en ces lieux
La plus belle ait de quoi captiver de bons yeux.
Pour l'honneur du pays j'en nomme trois ou quatre ;
Mais à moins que de voir, il n'en veut rien rabattre ;
Et comme il ne le peut étant dans la prison,
J'ai cru par un portrait le mettre à la raison ;
Et sans chercher plus loin ces beautés qu'on admire,
Je ne veux que le tien pour le faire dédire :
Me le dénieras-tu, ma soeur, pour un moment ?

MÉLISSE
Vous me jouez, mon frère, assez accortement :
La querelle est adroite et bien imaginée.

CLÉANDRE
Non, je m'en suis vanté, ma parole est donnée.

MÉLISSE
S'il faut ruser ici, j'en sais autant que vous,
Et vous serez bien fin si je ne romps vos coups.
Vous pensez me surprendre, et je n'en fais que rire :
Dites donc tout d'un coup ce que vous voulez dire.

CLÉANDRE
Eh bien ! Je viens de voir ton portrait en ses mains.

MÉLISSE
Et c'est ce qui vous fâche ?

CLÉANDRE
Et c'est dont je me plains.

MÉLISSE
J'ai cru vous obliger, et l'ai fait pour vous plaire :
Votre ordre était exprès.

CLÉANDRE
Quoi ? Je te l'ai fait faire ?

MÉLISSE
Ne m'avez-vous pas dit : « sous ces déguisements
Ajoute à ton argent perles et diamants ? »
Ce sont vos propres mots, et vous en êtes cause.

CLÉANDRE
Eh quoi ! De ce portrait disent-ils quelque chose ?

MÉLISSE
Puisqu'il est enrichi de quatre diamants,
N'est-ce pas obéir à vos commandements ?

CLÉANDRE
C'est fort bien expliquer le sens de mes prières.
Mais, ma soeur, ces faveurs sont un peu singulières :
Qui donne le portrait promet l'original.

MÉLISSE
C'est encore votre ordre, ou je m'y connais mal.
Ne m'avez-vous pas dit : « prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère ? »
Puisque vous lui devez et la vie et l'honneur,
Pour vous en revancher dois-je moins que mon coeur ?
Et doutez-vous encore à quel point je vous aime,
Quand pour vous acquitter je me donne moi-même ?

CLÉANDRE
Certes, pour m'obéir avec plus de chaleur,
Vous donnez à mon ordre une étrange couleur,
Et prenez un grand soin de bien payer mes dettes :
Non que mes volontés en soient mal satisfaites ;
Loin d'éteindre ce feu, je voudrais l'allumer,
Qu'il eût de quoi vous plaire, et voulût vous aimer.
Je tiendrais à bonheur de l'avoir pour beau-frère :
J'en cherche les moyens, j'y fais ce qu'on peut faire ;
Et c'est à ce dessein qu'au sortir de prison
Je viens de l'obliger à prendre la maison,
Afin que l'entretien produise quelques flammes
Qui forment doucement l'union de vos âmes.
Mais vous savez trouver des chemins plus aisés :
Sans savoir s'il vous plaît, ni si vous lui plaisez,
Vous pensez l'engager en lui donnant ces gages,
Et lui donnez sur vous de trop grands avantages.
Que sera-ce, ma soeur, si quand vous le verrez,
Vous n'y rencontrez pas ce que vous espérez,
Si quelque aversion vous prend pour son visage,
Si le vôtre le choque ou qu'un autre l'engage,
Et que de ce portrait, donné légèrement,
Il érige un trophée à quelque objet charmant ?

MÉLISSE
Sans jamais l'avoir vu, je connais son courage :
Qu'importe après cela quel en soit le visage ?
Tout le reste m'en plaît ; si le coeur en est haut,
Et si l'âme est parfaite, il n'a point de défaut.
Ajoutez que vous-même, après votre aventure,
Ne m'en avez pas fait une laide peinture ;
Et comme vous devez vous y connaître mieux,
Je m'en rapporte à vous, et choisis par vos yeux.
N'en doutez nullement, je l'aimerai, mon frère ;
Et si ces faibles traits n'ont point de quoi lui plaire,
S'il aime en autre lieu, n'en appréhendez rien :
Puisqu'il est généreux, il en usera bien.

CLÉANDRE
Quoi qu'il en soit, ma soeur, soyez plus retenue
Alors qu'à tous moments vous serez à sa vue.
Votre amour me ravit, je veux le couronner ;
Mais souffrez qu'il se donne avant que vous donner.
Il sortira demain, n'en soyez point en peine.
Adieu : je vais une heure entretenir Climène.

SCÈNE III

LYSE
Vous en voilà défaite et quitte à bon marché.
Encore est-il traitable alors qu'il est fâché.
Sa colère a pour vous une douce méthode,
Et sur la remontrance il n'est pas incommode.

MÉLISSE
Aussi qu'ai-je commis pour en donner sujet ?
Me ranger à son choix sans savoir son projet,
Deviner sa pensée, obéir par avance,
Sont-ce, Lyse, envers lui des crimes d'importance ?

LYSE
Obéir par avance est un jeu délicat,
Dont tout autre que lui ferait un mauvais plat.
Mais ce nouvel amant dont vous faites votre âme
Avec un grand secret ménage votre flamme :
Devait-il exposer ce portrait à ses yeux ?
Je le tiens indiscret.

MÉLISSE
Il n'est que curieux,
Et ne montrerait pas si grande impatience,
S'il me considérait avec indifférence ;
Outre qu'un tel secret peut souffrir un ami.

LYSE
Mais un homme qu'à peine il connaît à demi !

MÉLISSE
Mon frère lui doit tant, qu'il a lieu d'en attendre
Tout ce que d'un ami tout autre peut prétendre.

LYSE
L'amour excuse tout dans un coeur enflammé,
Et tout crime est léger dont l'auteur est aimé.
Je serais plus sévère, et tiens qu'à juste titre
Vous lui pouvez tantôt en faire un bon chapitre.

MÉLISSE
Ne querellons personne, et puisque tout va bien,
De crainte d'avoir pis, ne nous plaignons de rien.

LYSE
Que vous avez de peur que le marché n'échappe !

MÉLISSE
Avec tant de façons que veux-tu que j'attrape ?
Je possède son coeur, je ne veux rien de plus,
Et je perdrais le temps en débats superflus.
Quelquefois en amour trop de finesse abuse.
S'excusera-t-il mieux que mon feu ne l'excuse ?
Allons, allons l'attendre, et sans en murmurer,
Ne pensons qu'aux moyens de nous en assurer.

LYSE
Vous ferez-vous connaître ?

MÉLISSE
Oui, s'il sait de mon frère
Ce que jusqu'à présent j'avais voulu lui taire :
Sinon, quand il viendra prendre son logement,
Il se verra surpris plus agréablement.

SCÈNE IV

DORANTE
Me reconduire encor ! Cette cérémonie
D'entre les vrais amis devrait être bannie.

PHILISTE
Jusques en Bellecour je vous ai reconduit,
Pour voir une maîtresse en faveur de la nuit.
Le temps est assez doux, et je la vois paraître
En de semblables nuits souvent à la fenêtre :
J'attendrai le hasard un moment en ce lieu,
Et vous laisse aller voir votre lingère. Adieu.

DORANTE
Que je vous laisse ici, de nuit, sans compagnie ?

PHILISTE
C'est faire à votre tour trop de cérémonie.
Peut-être qu'à Paris j'aurais besoin de vous ;
Mais je ne crains ici ni rivaux, ni filous.

DORANTE
Ami, pour des rivaux, chaque jour en fait naître ;
Vous en pouvez avoir, et ne les pas connaître :
Ce n'est pas que je veuille entrer dans vos secrets ;
Mais nous nous tiendrons loin en confidents discrets.
J'ai du loisir assez.

PHILISTE
Si l'heure ne vous presse,
Vous saurez mon secret touchant cette maîtresse :
Elle demeure, ami, dans ce grand pavillon.

CLITON
Tout se prépare mal à cet échantillon.

DORANTE
Est-ce où je pense voir un linge qui voltige ?

PHILISTE
Justement.

DORANTE
Elle est belle ?

PHILISTE
Assez.

DORANTE
Et vous oblige ?

PHILISTE
Je ne saurais encor, s'il faut tout avouer,
Ni m'en plaindre beaucoup, ni beaucoup m'en louer ;
Son accueil n'est pour moi ni trop doux ni trop rude :
Il est et sans faveur et sans ingratitude,
Et je la vois toujours dedans un certain point
Qui ne me chasse pas et ne l'engage point.
Mais je me trompe fort, ou sa fenêtre s'ouvre.

DORANTE
Je me trompe moi-même, ou quelqu'un s'y découvre.

PHILISTE
J'avance ; approchez-vous, mais sans suivre mes pas,
Et prenez un détour qui ne vous montre pas :
Vous jugerez quel fruit je puis espérer d'elle
Pour Cliton, il peut faire ici la sentinelle.

DORANTE
Que me vient-il de dire ? Et qu'est-ce que je voi ?
Cliton, sans doute il aime en même lieu que moi.
Ô ciel ! Que mon bonheur est de peu de durée !

CLITON
S'il prend l'occasion qui vous est préparée,
Vous pouvez disputer avec votre valet
À qui mieux de vous deux gardera le mulet.

DORANTE
Que de confusion et de trouble en mon âme !

CLITON
Allez prêter l'oreille aux discours de la dame ;
Au bruit que je ferai prenez bien votre temps,
Et nous lui donnerons de jolis passe-temps.

SCÈNE V

MÉLISSE
Est-ce vous ?

PHILISTE
Oui, madame.

MÉLISSE
Ah ! Que j'en suis ravie !
Que mon sort cette nuit devient digne d'envie !
Certes, je n'osais plus espérer ce bonheur.

PHILISTE
Manquerais-je à venir où j'ai laissé mon coeur ?

MÉLISSE
Qu'ainsi je sois aimée, et que de vous j'obtienne
Une amour si parfaite et pareille à la mienne !

PHILISTE
Ah ! S'il en est besoin, j'en jure, et par vos yeux.

MÉLISSE
Vous revoir en ce lieu m'en persuade mieux ;
Et sans autre serment, cette seule visite
M'assure d'un bonheur qui passe mon mérite.

CLITON
À l'aide !

MÉLISSE
J'oy du bruit.

CLITON
À la force ! Au secours !

PHILISTE
C'est quelqu'un qu'on maltraite : excusez si j'y cours ;
Madame, je reviens.

CLITON
On m'égorge, on me tue.
Au meurtre !

PHILISTE
Il est déjà dans la prochaine rue.

DORANTE
C'est Cliton : retournez, il suffira de moi.

PHILISTE
Je ne vous quitte point : allons.

MÉLISSE
Je meurs d'effroi.

CLITON
Je suis mort.

MÉLISSE
Un rival lui fait cette surprise.

LYSE
C'est plutôt quelque ivrogne, ou quelque autre sottise
Qui ne méritait pas rompre votre entretien.

MÉLISSE
Tu flattes mes désirs.

SCÈNE VI

DORANTE
Madame, ce n'est rien :
Des marauds, dont le vin embrouillait la cervelle,
Vidaient à coups de poing une vieille querelle :
Ils étaient trois contre un, et le pauvre battu
À crier de la sorte exerçait sa vertu.
Si Cliton m'entendait, il compterait pour quatre.

MÉLISSE
Vous n'avez donc point eu d'ennemis à combattre ?

DORANTE
Un coup de plat d'épée a tout fait écouler.

MÉLISSE
Je mourais de frayeur, vous y voyant aller.

DORANTE
Que Philiste est heureux ! Qu'il doit aimer la vie !

MÉLISSE
Vous n'avez pas sujet de lui porter envie.

DORANTE
Vous lui parliez naguère en termes assez doux.

MÉLISSE
Je pense d'aujourd'hui n'avoir parlé qu'à vous.

DORANTE
Vous ne lui parliez pas avant tout ce vacarme ?
Vous ne lui disiez pas que son amour vous charme,
Qu'aucuns feux à vos feux ne peuvent s'égaler ?

MÉLISSE
J'ai tenu ce discours, mais j'ai cru vous parler.
N'êtes-vous pas Dorante ?

DORANTE
Oui, je le suis, madame,
Le malheureux témoin de votre peu de flamme.
Ce qu'un moment fit naître, un autre l'a détruit ;
Et l'ouvrage d'un jour se perd en une nuit.

MÉLISSE
L'erreur n'est pas un crime ; et votre aimable idée,
Régnant sur mon esprit, m'a si bien possédée,
Que dans ce cher objet le sien s'est confondu,
Et lorsqu'il m'a parlé je vous ai répondu ;
En sa place tout autre eût passé pour vous-même :
Vous verrez par la suite à quel point je vous aime.
Pardonnez cependant à mes esprits déçus ;
Daignez prendre pour vous les voeux qu'il a reçus ;
Ou si, manque d'amour, votre soupçon persiste...

DORANTE
N'en parlons plus, de grâce, et parlons de Philiste :
Il vous sert, et la nuit me l'a trop découvert.

MÉLISSE
Dites qu'il m'importune, et non pas qu'il me sert ;
N'en craignez rien. Adieu : j'ai peur qu'il ne revienne.

DORANTE
Où voulez-vous demain que je vous entretienne ?
Je dois être élargi.

MÉLISSE
Je vous ferai savoir
Dès demain chez Cléandre où vous me pourrez voir.

DORANTE
Et qui vous peut sitôt apprendre ces nouvelles ?

MÉLISSE
Et ne savez-vous pas que l'amour a des ailes ?

DORANTE
Vous avez habitude avec ce cavalier ?

MÉLISSE
Non, je sais tout cela d'un esprit familier.
Soyez moins curieux, plus secret, plus modeste,
Sans ombrage, et demain nous parlerons du reste.

DORANTE
Comme elle est ma maîtresse, elle m'a fait leçon,
Et d'un soupçon je tombe en un autre soupçon.
Lorsque je crains Cléandre, un ami me traverse ;
Mais nous avons bien fait de rompre le commerce :
Je crois l'entendre.

SCÈNE VII

PHILISTE
Ami, vous m'avez tôt quitté.

DORANTE
Sachant fort peu la ville, et dans l'obscurité,
En moins de quatre pas j'ai tout perdu de vue ;
Et m'étant égaré dès la première rue,
Comme je sais un peu ce que c'est que l'amour,
J'ai cru qu'il vous fallait attendre en Bellecour ;
Mais je n'ai plus trouvé personne à la fenêtre.
Dites-moi, cependant qui massacrait ce traître ?
Qui le faisait crier ?

PHILISTE
À quelques mille pas,
Je l'ai rencontré seul tombé sur des plâtras.

DORANTE
Maraud, ne criais-tu que pour nous mettre en peine ?

CLITON
Souffrez encore un peu que je reprenne haleine.
Comme à Lyon le peuple aime fort les laquais,
Et leur donne souvent de dangereux paquets,
Deux coquins, me trouvant tantôt en sentinelle,
Ont laissé choir sur moi leur haine naturelle ;
Et sitôt qu'ils ont vu mon habit rouge et vert...

DORANTE
Quand il est nuit sans lune, et qu'il fait temps couvert,
Connaît-on les couleurs ? Tu donnes une bourde.

CLITON
Ils portaient sous le bras une lanterne sourde.
C'était fait de ma vie, ils me traînaient à l'eau ;
Mais sentant du secours, ils ont craint pour leur peau,
Et jouant des talons tous deux en gens habiles,
Ils m'ont fait trébucher sur un monceau de tuiles,
Chargé de tant de coups et de poing et de pied,
Que je crois tout au moins en être estropié.
Puissé-je voir bientôt la canaille noyée !

PHILISTE
Si j'eusse pu les joindre, ils me l'eussent payée,
L'heureuse occasion dont je n'ai pu jouir,
Et que cette sottise a fait évanouir.
Vous en êtes témoin, cette belle adorable
Ne me pourrait jamais être plus favorable :
Jamais je n'en reçus d'accueil si gracieux ;
Mais j'ai bientôt perdu ces moments précieux.
Adieu : je prendrai soin demain de votre affaire.
Il est saison pour vous de voir votre lingère.
Puissiez-vous recevoir dans ce doux entretien
Un plaisir plus solide et plus long que le mien !

SCÈNE VIII

DORANTE
Cliton, si tu le peux, regarde-moi sans rire.

CLITON
J'entends à demi-mot, et ne m'en puis dédire :
J'ai gagné votre mal.

DORANTE
Eh bien ! L'occasion ?

CLITON
Elle fait le menteur, ainsi que le larron.
Mais si j'en ai donné, c'est pour votre service.

DORANTE
Tu l'as bien fait courir avec cet artifice.

CLITON
Si je ne fusse chu, je l'eusse mené loin ;
Mais surtout j'ai trouvé la lanterne au besoin ;
Et sans ce prompt secours, votre feinte importune
M'eût bien embarrassé de votre nuit sans lune.
Sachez une autre fois que ces difficultés
Ne se proposent point qu'entre gens concertés.

DORANTE
Pour le mieux éblouir, je faisais le sévère.

CLITON
C'était un jeu tout propre à gâter le mystère.
Dites-moi cependant, êtes-vous satisfait ?

DORANTE
Autant comme on peut l'être.

CLITON
En effet ?

DORANTE
En effet.

CLITON
Et Philiste ?

DORANTE
Il se tient comblé d'heur et de gloire ;
Mais on l'a pris pour moi dans une nuit si noire :
On s'excuse du moins avec cette couleur.

CLITON
Ces fenêtres toujours vous ont porté malheur :
Vous y prîtes jadis Clarice pour Lucrèce ;
Aujourd'hui même erreur trompe cette maîtresse ;
Et vous n'avez point eu de pareils rendez-vous
Sans faire une jalouse ou devenir jaloux.

DORANTE
Je n'ai pas lieu de l'être, et n'en sors pas fort triste.

CLITON
Vous pourrez maintenant savoir tout de Philiste.

DORANTE
Cliton, tout au contraire, il me faut l'éviter :
Tout est perdu pour moi, s'il me va tout conter.
De quel front oserais-je, après sa confidence,
Souffrir que mon amour se mît en évidence ?
Après les soins qu'il prend de rompre ma prison,
Aimer en même lieu semble une trahison.
Voyant cette chaleur qui pour moi l'intéresse,
Je rougis en secret de servir sa maîtresse,
Et crois devoir du moins ignorer son amour
Jusqu'à ce que le mien ait pu paraître au jour.
Déclaré le premier, je l'oblige à se taire ;
Ou si de cette flamme il ne se peut défaire,
Il ne peut refuser de s'en remettre au choix
De celle dont tous deux nous adorons les lois.

CLITON
Quand il vous préviendra, vous pouvez le défendre
Aussi bien contre lui comme contre Cléandre.

DORANTE
Contre Cléandre et lui je n'ai pas même droit :
Je dois autant à l'un comme l'autre me doit ;
Et tout homme d'honneur n'est qu'en inquiétude,
Pouvant être suspect de quelque ingratitude.
Allons nous reposer : la nuit et le sommeil
Nous pourront inspirer quelque meilleur conseil.

ACTE V

SCÈNE I

CLITON
Nous voici bien logés, Lyse, et sans raillerie,
Je ne souhaitais pas meilleure hôtellerie.
Enfin nous voyons clair à ce que nous faisons,
Et je puis à loisir te conter mes raisons.

LYSE
Tes raisons, c'est-à-dire autant d'extravagances.

CLITON
Tu me connais déjà !

LYSE
Bien mieux que tu ne penses.

CLITON
J'en débite beaucoup.

LYSE
Tu sais les prodiguer.

CLITON
Mais sais-tu que l'amour me fait extravaguer ?

LYSE
En tiens-tu donc pour moi ?

CLITON
J'en tiens, je le confesse.

LYSE
Autant comme ton maître en tient pour ma maîtresse ?

CLITON
Non pas encor si fort, mais dès ce même instant
Il ne tiendra qu'à toi que je n'en tienne autant :
Tu n'as qu'à l'imiter pour être autant aimée.

LYSE
Si son âme est en feu, la mienne est enflammée ;
Et je crois jusqu'ici ne l'imiter pas mal.

CLITON
Tu manques, à vrai dire, encore au principal.

LYSE
Ton secret est obscur.

CLITON
Tu ne veux pas l'entendre ;
Vois quelle est sa méthode, et tâche de la prendre.
Ses attraits tout-puissants ont des avant-coureurs
Encor plus souverains à lui gagner les coeurs :
Mon maître se rendit à ton premier message.
Ce n'est pas qu'en effet je n'aime ton visage ;
Mais l'amour aujourd'hui dans les coeurs les plus vains
Entre moins par les yeux qu'il ne fait par les mains ;
Et quand l'objet aimé voit les siennes garnies,
Il voit en l'autre objet des grâces infinies.
Pourrais-tu te résoudre à m'attaquer ainsi ?

LYSE
J'en voudrais être quitte à moins d'un grand merci.

CLITON
Écoute : je n'ai pas une âme intéressée,
Et je te veux ouvrir le fond de ma pensée.
Aimons-nous but à but, sans soupçon, sans rigueur :
Donnons âme pour âme et rendons coeur pour coeur.

LYSE
J'en veux bien à ce prix.

CLITON
Donc, sans plus de langage,
Tu veux bien m'en donner quelques baisers pour gage ?

LYSE
Pour l'âme et pour le coeur, tant que tu les voudras ;
Mais pour le bout du doigt, ne le demande pas :
Un amour délicat hait ces faveurs grossières,
Et je t'ai bien donné des preuves plus entières.
Pourquoi me demander des gages superflus ?
Ayant l'âme et le coeur, que te faut-il de plus ?

CLITON
J'ai le goût fort grossier en matière de flamme :
Je sais que c'est beaucoup qu'avoir le coeur et l'âme ;
Mais je ne sais pas moins qu'on a fort peu de fruit
Et de l'âme et du coeur, si le reste ne suit.

LYSE
Eh quoi ! Pauvre ignorant, ne sais-tu pas encore
Qu'il faut suivre l'humeur de celle qu'on adore,
Se rendre complaisant, vouloir ce qu'elle veut ?

CLITON
Si tu n'en veux changer, c'est ce qui ne se peut.
De quoi me guériraient ces gages invisibles ?
Comme j'ai l'esprit lourd, je les veux plus sensibles :
Autrement, marché nul.

LYSE
Ne désespère point :
Chaque chose a son ordre, et tout vient à son point ;
Peut-être avec le temps nous pourrons-nous connaître.
Apprends-moi cependant qu'est devenu ton maître.

CLITON
Il est avec Philiste allé remercier
Ceux que pour son affaire il a voulu prier.

LYSE
Je crois qu'il est ravi de voir que sa maîtresse
Est la soeur de Cléandre et devient son hôtesse ?

CLITON
Il a raison de l'être et de tout espérer.

LYSE
Avec toute assurance il peut se déclarer :
Autant comme la soeur le frère le souhaite ;
Et s'il l'aime en effet, je tiens la chose faite.

CLITON
Ne doute point s'il l'aime après qu'il meurt d'amour.

LYSE
Il semble toutefois fort triste à son retour.

SCÈNE II

DORANTE
Tout est perdu, Cliton, il faut ployer bagage.

CLITON
Je fais ici, monsieur, l'amour de bon courage ;
Au lieu de m'y troubler, allez en faire autant.

DORANTE
N'en parlons plus.

CLITON
Entrez, vous dis-je, on vous attend.

DORANTE
Que m'importe ?

CLITON
On vous aime.

DORANTE
Hélas !

CLITON
On vous adore.

DORANTE
Je le sais.

CLITON
D'où vient donc l'ennui qui vous dévore ?

DORANTE
Que je te trouve heureux !

CLITON
Le destin m'est si doux
Que vous avez sujet d'en être fort jaloux :
Alors qu'on vous caresse à grands coups de pistoles,
J'obtiens tout doucement paroles pour paroles.
L'avantage est fort rare et me rend fort heureux.

DORANTE
Il faut partir, te dis-je.

CLITON
Oui, dans un an ou deux.

DORANTE
Sans tarder un moment.

LYSE
L'amour trouve des charmes
À donner quelquefois de pareilles alarmes.

DORANTE
Lyse, c'est tout de bon.

LYSE
Vous n'en avez pas lieu.

DORANTE
Ta maîtresse survient, il faut lui dire adieu
Puisse en ses belles mains ma douleur immortelle
Laisser toute mon âme en prenant congé d'elle !

SCÈNE III

MÉLISSE
Au bruit de vos soupirs, tremblante et sans couleur,
Je viens savoir de vous mon crime ou mon malheur ;
Si j'en suis le sujet, si j'en suis le remède,
Si je puis le guérir, ou s'il faut que j'y cède ;
Si je dois ou vous plaindre ou me justifier,
Et de quels ennemis il faut me défier.

DORANTE
De mon mauvais destin, qui seul me persécute.

MÉLISSE
À ses injustes lois que faut-il que j'impute ?

DORANTE
Le coup le plus mortel dont il m'eût pu frapper.

MÉLISSE
Est-ce un mal que mes yeux ne puissent dissiper ?

DORANTE
Votre amour le fait naître, et vos yeux le redoublent.

MÉLISSE
Si je ne puis calmer les soucis qui vous troublent,
Mon amour avec vous saura les partager.

DORANTE
Ah ! Vous les aigrissez, les voulant soulager
Puis-je voir tant d'amour avec tant de mérite,
Et dire sans mourir qu'il faut que je vous quitte ?

MÉLISSE
Vous me quittez ! Ô ciel ! Mais, Lyse, soutenez :
Je sens manquer la force à mes sens étonnés.

DORANTE
Ne croissez point ma plaie, elle est assez ouverte :
Vous me montrez en vain la grandeur de ma perte.
Ce grand excès d'amour que font voir vos douleurs
Triomphe de mon coeur sans vaincre mes malheurs.
On ne m'arrête pas pour redoubler mes chaînes,
On redouble ma flamme, on redouble mes peines ;
Mais tous ces nouveaux feux qui viennent m'embraser
Me donnent seulement plus de fers à briser.

MÉLISSE
Donc à m'abandonner votre âme est résolue ?

DORANTE
Je cède à la rigueur d'une force absolue.

MÉLISSE
Votre manque d'amour vous y fait consentir.

DORANTE
Traitez-moi de volage, et me laissez partir :
Vous me serez plus douce en m'étant plus cruelle.
Je ne pars toutefois que pour être fidèle ;
À quelques lois par là qu'il me faille obéir,
Je m'en révolterais, si je pouvais trahir.
Sachez-en le sujet ; et peut-être, madame,
Que vous-même avouerez, en lisant dans mon âme,
Qu'il faut plaindre Dorante, au lieu de l'accuser ;
Que plus il quitte en vous, plus il est à priser,
Et que tant de faveurs dessus lui répandues
Sur un indigne objet ne sont pas descendues.
Je ne vous redis point combien il m'était doux
De vous connaître enfin et de loger chez vous,
Ni comme avec transport je vous ai rencontrée :
Par cette porte, hélas ! Mes maux ont pris entrée,
Par ce dernier bonheur mon bonheur s'est détruit ;
Ce funeste départ en est l'unique fruit,
Et ma bonne fortune, à moi-même contraire,
Me fait perdre la soeur par la faveur du frère.
Le coeur enflé d'amour et de ravissement,
J'allais rendre à Philiste un mot de compliment ;
Mais lui tout aussitôt, sans le vouloir entendre :
« cher ami, m'a-t-il dit, vous logez chez Cléandre,
Vous aurez vu sa soeur : je l'aime, et vous pouvez
Me rendre beaucoup plus que vous ne me devez :
En faveur de mes feux parlez à cette belle ;
Et comme mon amour a peu d'accès chez elle,
Faites l'occasion quand je vous irai voir. »
À ces mots j'ai frémi sous l'horreur du devoir.
Par ce que je lui dois jugez de ma misère :
Voyez ce que je puis et ce que je dois faire.
Ce coeur qui le trahit, s'il vous aime aujourd'hui,
Ne vous trahit pas moins s'il vous parle pour lui.
Ainsi, pour n'offenser son amour ni le vôtre,
Ainsi, pour n'être ingrat ni vers l'un ni vers l'autre,
J'ôte de votre vue un amant malheureux,
Qui ne peut plus vous voir sans vous trahir tous deux :
Lui, puisqu'à son amour j'oppose ma présence ;
Vous, puisqu'en sa faveur je m'impose silence.

MÉLISSE
C'est à Philiste donc que vous m'abandonnez ?
Ou plutôt c'est Philiste à qui vous me donnez ?
Votre amitié trop ferme, ou votre amour trop lâche,
M'ôtant ce qui me plaît, me rend ce qui me fâche ?
Que c'est à contre-temps faire l'amant discret,
Qu'en ces occasions conserver un secret !
Il fallait découvrir... Mais simple ! Je m'abuse :
Un amour si léger eût mal servi d'excuse ;
Un bien acquis sans peine est un trésor en l'air ;
Ce qui coûte si peu ne vaut pas en parler :
La garde en importune et la perte en console,
Et pour le retenir, c'est trop qu'une parole.

DORANTE
Quelle excuse, madame, et quel remercîment !
Et quel compte eût-il fait d'un amour d'un moment,
Allumé d'un coup d'oeil ? Car lui dire autre chose,
Lui conter de vos feux la véritable cause,
Que je vous sauve un frère et qu'il me doit le jour,
Que la reconnaissance a produit votre amour,
C'était mettre en sa main le destin de Cléandre,
C'était trahir ce frère en voulant vous défendre,
C'était me repentir de l'avoir conservé,
C'était l'assassiner après l'avoir sauvé,
C'était désavouer ce généreux silence
Qu'au péril de mon sang garda mon innocence,
Et perdre, en vous forçant à ne plus m'estimer,
Toutes les qualités qui vous firent m'aimer.

MÉLISSE
Hélas ! Tout ce discours ne sert qu'à me confondre.
Je n'y puis consentir, et ne sais qu'y répondre.
Mais je découvre enfin l'adresse de vos coups :
Vous parlez pour Philiste, et vous faites pour vous ;
Vos dames de Paris vous rappellent vers elles ;
Nos provinces pour vous n'en ont point d'assez belles.
Si dans votre prison vous avez fait l'amant,
Je ne vous y servais que d'un amusement.
À peine en sortez-vous que vous changez de style :
Pour quitter la maîtresse il faut quitter la ville.
Je ne vous retiens plus, allez.

DORANTE
Puisse à vos yeux
M'écraser à l'instant la colère des cieux,
Si j'adore autre objet que celui de Mélisse,
Si je conçois des voeux que pour votre service,
Et si pour d'autres yeux on m'entend soupirer,
Tant que je pourrai voir quelque lieu d'espérer !
Oui, madame, souffrez que cette amour persiste
Tant que l'hymen engage ou Mélisse ou Philiste.
Jusque-là les douceurs de votre souvenir
Avec un peu d'espoir sauront m'entretenir :
J'en jure par vous-même, et ne suis pas capable
D'un serment ni plus saint ni plus inviolable.
Mais j'offense Philiste avec un tel serment ;
Pour guérir vos soupçons je nuis à votre amant.
J'effacerai ce crime avec cette prière :
Si vous devez le coeur à qui vous sauve un frère,
Vous ne devez pas moins au généreux secours
Dont tient le jour celui qui conserva ses jours.
Aimez en ma faveur un ami qui vous aime,
Et possédez Dorante en un autre lui-même.
Adieu : contre vos yeux c'est assez combattu ;
Je sens à leurs regards chanceler ma vertu ;
Et dans le triste état où mon âme est réduite,
Pour sauver mon honneur, je n'ai plus que la fuite.

SCÈNE IV

PHILISTE
Ami, je vous rencontre assez heureusement.
Vous sortiez ?

DORANTE
Oui, je sors, ami, pour un moment.
Entrez, Mélisse est seule, et je pourrais vous nuire.

PHILISTE
Ne m'échappez donc point avant que m'introduire ;
Après, sur le discours vous prendrez votre temps ;
Et nous serons ainsi l'un et l'autre contents.
Vous me semblez troublé.

DORANTE
J'ai bien raison de l'être.
Adieu.

PHILISTE
Vous soupirez, et voulez disparaître !
De Mélisse ou de vous je saurai vos malheurs.
Madame, puis-je... Ô ciel ! Elle-même est en pleurs !
Je ne vois des deux parts que des sujets d'alarmes !
D'où viennent ses soupirs ? Et d'où naissent vos larmes ?
Quel accident vous fâche, et le fait retirer ?
Qu'ai-je à craindre pour vous, ou qu'ai-je à déplorer ?

MÉLISSE
Philiste, il est tout vrai... Mais retenez Dorante :
Sa présence au secret est la plus importante.

DORANTE
Vous me perdez, madame.

MÉLISSE
Il faut tout hasarder
Pour un bien qu'autrement je ne puis plus garder.

LYSE
Cléandre entre.

MÉLISSE
Le ciel à propos nous l'envoie.

SCÈNE V

CLÉANDRE
Ma soeur, auriez-vous cru ? ... Vous montrez peu de joie !
En si bon entretien qui vous peut attrister ?

MÉLISSE
J'en contais le sujet, vous pouvez l'écouter.
Vous m'aimez, je l'ai su de votre propre bouche,
Je l'ai su de Dorante, et votre amour me touche,
Si trop peu pour vous rendre un amour tout pareil,
Assez pour vous donner un fidèle conseil.
Ne vous obstinez plus à chérir une ingrate :
J'aime ailleurs ; c'est en vain qu'un faux espoir vous flatte.
J'aime, et je suis aimée, et mon frère y consent ;
Mon choix est aussi beau que mon amour puissant ;
Vous l'auriez fait pour moi, si vous étiez mon frère :
C'est Dorante, en un mot, qui seul a pu me plaire.
Ne me demandez point ni quelle occasion,
Ni quel temps entre nous a fait cette union ;
S'il la faut appeler ou surprise, ou constance :
Je ne vous en puis dire aucune circonstance ;
Contentez-vous de voir que mon frère aujourd'hui
L'estime et l'aime assez pour le loger chez lui,
Et d'apprendre de moi que mon coeur se propose
Le change et le tombeau pour une même chose.
Lorsque notre destin nous semblait le plus doux,
Vous l'avez obligé de me parler pour vous ;
Il l'a fait, et s'en va pour vous quitter la place :
Jugez par ce discours quel malheur nous menace.
Voilà cet accident qui le fait retirer ;
Voilà ce qui le trouble, et qui me fait pleurer ;
Voilà ce que je crains ; et voilà les alarmes
D'où viennent ses soupirs, et d'où naissent mes larmes.

PHILISTE
Ce n'est pas là, Dorante, agir en cavalier.
Sur ma parole encor vos êtes prisonnier ;
Votre liberté n'est qu'une prison plus large ;
Et je réponds de vous s'il survient quelque charge.
Vous partez cependant, et sans m'en avertir !
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.

DORANTE
Allons, je suis tout prêt d'y laisser une vie
Plus digne de pitié qu'elle n'était d'envie ;
Mais après le bonheur que je vous ai cédé,
Je méritais peut-être un plus doux procédé.

PHILISTE
Un ami tel que vous n'en mérite point d'autre :
Je vous dis mon secret, vous me cachez le vôtre,
Et vous ne craignez point d'irriter mon courroux,
Lorsque vous me jugez moins généreux que vous !
Vous pouvez me céder un objet qui vous aime ;
Et j'ai le coeur trop bas pour vous traiter de même,
Pour vous en céder un à qui l'amour me rend,
Sinon trop mal voulu, du moins indifférent.
Si vous avez pu naître et noble et magnanime,
Vous ne me deviez pas tenir en moindre estime ;
Malgré notre amitié, je m'en dois ressentir :
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.

CLÉANDRE
Vous prenez pour mépris son trop de déférence,
Dont il ne faut tirer qu'une pleine assurance
Qu'un ami si parfait, que vous osez blâmer,
Vous aime plus que lui, sans vous moins estimer.
Si pour lui votre foi sert aux juges d'otage,
Permettez qu'auprès d'eux la mienne la dégage,
Et sortant du péril d'en être inquiété,
Remettez-lui, monsieur, toute sa liberté ;
Ou si mon mauvais sort vous rend inexorable,
Au lieu de l'innocent arrêtez le coupable :
C'est moi qui me sus hier sauver sur son cheval,
Après avoir donné la mort à mon rival.
Ce duel fut l'effet de l'amour de Climène,
Et Dorante sans vous se fût tiré de peine,
Si devant le prévôt son coeur trop généreux
N'eût voulu méconnaître un homme malheureux.

PHILISTE
Je ne demande plus quel secret a pu faire
Et l'amour de la soeur et l'amitié du frère :
Ce qu'il a fait pour vous est digne de vos soins.
Vous lui devez beaucoup, vous ne rendez pas moins :
D'un plus haut sentiment la vertu n'est capable,
Et puisque ce duel vous avait fait coupable,
Vous ne pouviez jamais envers un innocent
Être plus obligé ni plus reconnaissant.
Je ne m'oppose point à votre gratitude ;
Et si je vous ai mis en quelque inquiétude,
Si d'un si prompt départ j'ai paru me piquer,
Vous ne m'entendiez pas, et je vais m'expliquer.
On nomme une prison le noeud de l'hyménée ;
L'amour même a des fers dont l'âme est enchaînée ;
Vous les rompiez pour moi, je n'y puis consentir :
Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir.

DORANTE
Ami, c'est là le but qu'avait votre colère ?

PHILISTE
Ami, je fais bien moins que vous ne vouliez faire.

CLÉANDRE
Comme à lui je vous dois et la vie et l'honneur.

MÉLISSE
Vous m'avez fait trembler pour croître mon bonheur.

PHILISTE
J'ai voulu voir vos pleurs pour mieux voir votre flamme,
Et la crainte a trahi les secrets de votre âme.
Mais quittons désormais des compliments si vains.
Votre secret, monsieur, est sûr entre mes mains ;
Recevez-moi pour tiers d'une amitié si belle,
Et croyez qu'à l'envi je vous serai fidèle.

CLITON
Ceux qui sont las debout se peuvent aller seoir,
Je vous donne en passant cet avis, et bonsoir.

EXAMEN DE LA SUITE DU MENTEUR

L'effet de cette pièce n'a pas été si avantageux que celui de la précédente, bien qu'elle soit mieux écrite. L'original espagnol est de Lope de Vègue sans contredit, et a ce défaut que ce n'est que le valet qui fait rire, au lieu qu'en l'autre les principaux agréments sont dans la bouche du maître. L'on a pu voir par les divers succès quelle différence il y a entre les railleries spirituelles d'un honnête homme de bonne humeur et les bouffonneries froides d'un plaisant à  gages. L'obscurité que fait en celle ci le rapport à  l'autre a pu contribuer quelque chose à  sa disgrâce, y ayant beaucoup de choses qu'on ne peut entendre si l'on n'a l'idée présente du Menteur. Elle a encore quelques défauts particuliers.
Au second acte, Cléandre raconte à  sa sœur la générosité de Dorante qu'on a vue au premier, contre la maxime qu'il ne faut jamais faire raconter ce que le spectateur a déjà  vu. Le cinquième est trop sérieux pour une pièce si enjouée, et n'a rien de plaisant que la première scène entre un valet et une servante. Cela plaît si fort en Espagne qu'ils font souvent parler bas les amants de condition pour donner lieu à  ces sortes de gens de s'entredire des badinages; mais, en France, ce n'est pas le goà»t de l'auditoire. Leur entretien est plus supportable au premier acte, cependant que Dorante écrit : car il ne faut jamais laisser le théâtre sans qu'on y agisse, et l'on n'y agit qu'en parlant. Ainsi Dorante qui écrit ne le remplit pas assez, et toutes les fois que cela arrive, il faut fournir l'action par d'autres gens qui parlent. Le second débute par une adresse digne d'être remarquée, et dont on peut former cette règle que, quand on a quelque occasion de louer une lettre, un billet ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle, il ne faut jamais la faire voir, parce qu'alors c'est une propre louange que le poète se donne à  soi-même ; et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges qu'on en fait que j'ai vu des stances présentées à  une maîtresse, qu'elle vantait d'une haute excellence bien qu'elles fussent très médiocres, et cela devenait ridicule. Mélisse loue ici la lettre que Dorante lui a écrite, et comme elle ne la lit point, l'auditeur a lieu de croire qu'elle est aussi bien faite qu'elle le dit. Bien que d'abord cette pièce n'eà»t pas grande approbation, quatre ou cinq ans après, la troupe du Marais la remit sur le théâtre avec un succès plus heureux; mais aucune des troupes qui courent les provinces ne s'en est chargée. Le contraire est arrivé de Théodore, que les troupes de Paris n'y ont point rétablie depuis sa disgrâce, mais que celles des Provinces y ont fait assez passablement réussir.

 

Pierre Corneille (1606-1684).

 


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