LES MINISTRES,
OU
LES GRANDES
MARIONNETTES
INTRIGUE-COMÉDIE
EN DOUZE ACTES ET EN MAUVAISE PROSE
PAR
QUELQU'UN QUI VA ÉCOUTER AUX PORTES.
LÉONARD GALLOIS
1821
PERSONNAGES :
PAUVRELIEU.
SIXMELONS.
PASQUlNIER (L's doit se prononcer).
SERREHERCULE.
ROITELET.
L'AMOURAUBOURG.
PORTAIL.
VIRELAILE.
CORENBIÈRE.
La scène se passe dans une grande ville voisine d'Alger.
————
Le théâtre représente le séjour des ténèbres
; les lustres et les quinquets sont éteints ; la rampe est baissée
; on n'y voit goutte.
ACTE PREMIER.
VIRELAILE, CORENBIÈRE.
CORENBIÈRE.
Il est temps enfin, mon cher collègue, de rompre le silence que nous gardons
vous et moi depuis plus d'un trimestre ; nos nombreux amis, qui veulent des places,
nous pressent de demander la juste récompense de nos travaux législatifs
et du puissant secours que nous avons bien voulu prêter à ce ministère
inhabile. Vous le savez, collègue, nous n'avons consenti à le soutenir
que pour mieux le renverser. Le moment est venu où nous devons l'abandonner
: il faut qu'il tombe, et qu'il nous cède sa place. Nous seuls et nos amis
devons gouverner. Allons, collègue un coup hardi, et nous nous emparons
du timon,
VIRELAILE, d'une voix nazillarde et d'un accent gascon
très-prononcé.
Sandis, mon cher collègue, comme vous y allez ? Je reconnais bien là
votre tête bretonne ; vous gâteriez tout en brusquant ainsi l'affaire.
Pensez-vous que Sixmelons, Pasquinier et Serrehercule, veuillent nous céder
de gré de cur ces portefeuilles qu'ils aiment si ardemment et que
nous convoitons de même ? Ne vous en flattez pas. Nous ne pourrons les leur
enlever que par force ou par adresse. Nous n'avons pas la force pour nous, il
faudra donc employer l'adresse. Je ne suis pas des bords de la Garonne pour la
forme, j'espère : j'ai la réputation d'être un fin renard
; rapportez-vous en donc à mes habiles manuvres, et ne doutez pas
de leur succès.
CORENBIÈRE.
Initiez-moi donc dans vos secrets, cher collègue, et faites-moi connaître
quelles sont les manuvres que vous allez employer, afin que je puisse vous
seconder.
VIRELAILE.
Nous sommes seuls, écoute : connais-tu bien Virelaile ?
CORENBIÈRE.
Qui ne le connaît pas.
VIRELAILE.
Quoi ! tu me jugerais comme le vulgaire ? Apprends que je suis bien loin d'être
ce que l'on croit, ou plutôt, sache que je serai tout ce que l'on voudra
et tout ce que les circonstances exigeront que je sois, pourvu que l'on me donne
un bon portefeuille ; car je ne suis qu'un gentilhomme gascon, et j'ai besoin
de penser un peu à ma fortune.
CORENBIÈRE.
Quoi ! Virelaile, pour être véritablement ministre, tu abandonnerais
tes amis de la droite ? ces amis qui t'ont fait leur chef de file quand même
!
VIRELAILE.
Nos amis de la droite sont presque tous des sots ou des fous : on ne peut que
gagner en s'éloignant d'eux insensiblement, car tôt ou tard ils feront
quelque sottise pommée. Cependant, je conçois que nous ne pourrions
pas rompre avec eux dans ce moment : c'est par eux, c'est pour eux que nous devons
demander qu'une partie du pouvoir soit confiée en nos mains. Il faut donc
que nous ayons l'air de ne vouloir aucun bouleversement, et que nous commencions
modestement par demander le portefeuille des cultes et de l'instruction pour toi,
celui de la guerre pour le duc de Bettelune et celui de l'intérieur pour
moi. Voilà comment nous devons nous y prendre pour le moment ; plus tard
nous verrons ce qu'il nous faudra faire. En attendant, séparons-nous, et
allons chacun de notre côté travailler en conséquence.
ACTE IL
PASQUINIER, SERREHERCULE, SIXMELONS, L'AMOURAUBOURG, ROITELET,
PORTAIL,
tous assis sur des bancs construits avec des planches pouries.
PASQUINIER.
Lorsque les anciennes républiques d'Athènes et de Rome étaient
en danger, tous les citoyens oubliaient leurs dissensions particulières,
et se réunissaient pour sauver la patrie. Ce n'est pas pour sauver la patrie
que je vous ai prié de vous réunir aujourd'hui : ce fut toujours
le moindre de nos soucis ; mais il s'agit d'une affaire beaucoup plus importante
: c'est de nous, mes chers collègues, qu'il est question. On cherche à
nous enlever nos portefeuilles, on veut nous mettre de côté et s'emparer
de nos places.
TOUS LES AUTRES ENSEMBLE.
C'est un attentat horrible, c'est un crime d'état qu'il faut faire punir
!
PASQUINIER.
Oui, mes chers collègues, cet ourang-outan de Virelaile et ce chétif
Corenbière font tous leurs efforts pour nous faire sauter. Je connais leurs
intrigues et leurs sourdes menées, et j'ai mille preuves de leur perfidie.
L'un voudrait nous renverser par la force, l'autre veut employer la ruse. Dans
ce danger commun et pressant, j'ai cru qu'il était prudent de nous entendre
et de nous liguer contre ces deux ministres postiches : oublions nos petits différens,
méfions-nous d'eux, et restons unis si nous ne voulons pas succomber l'un
après l'autre.
SERREHERCULE.
Il m'est parvenu quelques avis semblables à ceux dont vient de nous faire
part le préopinant : je les ai méprisés, parce que je suis
l'un de ceux que les ultrà ménageront le plus ; mais, puisqu'il
s'agit de l'intérêt et de l'honneur du corps, je me joins à
notre collègue Pasquinier, et j'appuie de toutes mes forces la proposition
qu'il vient de vous faire. Liguons-nous tous. Messieurs, contre ces deux intrus
; et, s'ils ne se contentent pas de la part que nous voudrons bien leur faire,
nous les enverrons..... planter des choux.
SIXMELONS.
Comme j'ai la certitude que mon poste est celui que l'on convoite le plus, j'appuie
aussi la proposition de notre prudent collègue Pasquinier, et je jure de
rester fidèle à notre alliance défensive.
L'AMOURAUBOURG.
Je me préparais pour aller me reposer aux Invalides ; mais, comme il y
aurait de la lâcheté de battre en retraite en ce moment, je reste
parmi vous pour vous aider à combattre l'ennemi commun.
PORTAIL.
Ainsi que le préopinant, je sentais le besoin de prendre un peu de repos
dans mes terres ; mais, comme je dors tout aussi bien dans mon hôtel. J'y
resterai afin d'être près de nos ennemis, contre lesquels je me ligue
de la meilleure grâce du monde.
ROITELET.
Malgré ma conviction intime et bien fondée que, dans aucun cas,
on ne trouvera personne capable de me remplacer pour la bonne administration des
finances et pour les jeux de bourse, je n'en suis pas moins décidé
à m'opposer à tout changement du personnel parmi nous : en conséquence,
je suis tout prêt à repousser les nouveaux venus.
PASQUINIER.
Puisque nous sommes tous d'accord sur ce point important, laissons faire Virelaile
et Corenbière, et n'ayons d'autre soin que celui de faire échouer
leurs projets. Pauvrelieu sera pour nous dès qu'il connaîtra les
prétentions exagérées des ultrà. Séparons-nous
maintenant : nous nous reverrons bientôt. En attendant, faisons toujours
bonne mine à ceux qui veulent notre chute, et employons ruse contre ruse.
ACTE III.
PAUVRELIEU, VIRELAILE, CORENBIÈRE.
PAUVRELIEU.
En vérité, Messieurs, il me semble que la part que nous vous offrons
dans l'administration générale est assez belle pour vous satisfaire,
et cependant, pour contenter votre ambition et celle de vos amis, il faudrait
nous dépouiller nous-mêmes de toute autorité et renoncer à
toute influence. Si l'on vous laissait faire, Messieurs, tous les départemens
du ministère actuel ne vous suffiraient pas ; il faudrait encore accorder
à vos amis les directions générales, les préfectures,
etc. etc. En vérité, c'est trop fort. Vous nous avez rendu quelques
services, il est vrai, mais vous voulez en être payés trop largement
; et, pour mon compte, je ne puis y consentir.
VIRELAILE.
Vous prenez la chose trop vivement, M. le duc, et nous n'avions pas lieu de nous
y attendre, après tout ce que nous avons fait pendant la dernière
session pour le ministère que vous présidez. Que demandons-nous
au total ? Rien que trois portefeuilles : celui des cultes et de l'instruction
publique pour mon collègue Corenbière, qui l'a bien mérité
; celui de la guerre pour M. le duc de Bettelune, qui veut bien s'en charger ;
et celui de l'intérieur pour moi, si vous m'en jugez digne ; cela peut
se faire sans presque déranger personne, si ce n'est le vieux Sixmelons.
Voyez, M. le duc, si vous pouvez nous accorder ces trois choses ; nous reviendrons
chercher la réponse.
ACTE IV.
PAUVRELIEU, PASQUINIER, SERREHERCULE.
PAUVRELIEU.
Je viens de vous faire connaître, M. le baron, les prétentions de
Virelaile et de son parti ; elles vous paraîtront, comme à moi,
très-élevées, et vous ne serez pas sans doute d'avis d'y
souscrire. Cependant nous devons quelque chose à ceux qui ont si bien
voté pour toutes les lois que vous avez présentées, et surtout
pour le budget et la censure. Dites-moi comment nous pourrons les indemniser.
PASQUINIER.
J'aurai d'abord l'honneur de répondre à M. le duc que si nous cédons
aux clameurs et aux importunités des ultrà, nous ne tarderons pas
à voir une répétition de 1815.
PAUVRELIEU.
Je n'en veux pas, de bonne foi.
PASQUINIER.
Ni moi non plus. Ainsi donc, nous ne devons pas donner le ministère de
l'intérieur à Virelaile, parce qu'il serait bientôt forcé
de nous peupler toutes les administrations de ces mêmes hommes de 1815,
dont nous avons déjà l'élite.
SERREHERCULE.
Tout ce que nous pouvons faire pour le contenter lui et son ami Corenbière,
c'est de laisser à ce dernier l'instruction publique, et de lui donner
en outre les cultes, ce qui ferait un portefeuille confortable pour lui. Quant
à Virelaile, nous ne pouvons lui donner que le ministère de la
marine, si toutefois Portail persiste à vouloir s'en décharger.
Enfin, pour ce qui concerne la guerre, il me semble qu'il n'y aurait aucun inconvénient
à en confier l'administration à un autre que l'Amouraubourg ;
rien n'en souffrirait ; mais il faudrait qu'il voulût bien s'en aller aux
Invalides, sans cela on ne pourrait pas lui faire l'affront de le renvoyer.
PAUVRELIEU.
Mais il me semble que cela pourrait s'arranger ainsi : qu'en pensez-vous, baron
Pasquinier ?
PASQUINIER.
Je pense que cet arrangement n'est pas exécutable, par la raison que nous
ne pouvons pas ôter les cultes à Sixmelons, que nous avons déjà
dépouillé des communes. Sixmelons a beaucoup d'expérience
; il marche comme nous voulons : il ne serait donc pas juste de le réduire
à ne posséder que le squelette d'un ministère ; je le prends
sous ma protection. Nous ne pourrons pas non plus ôter la marine à
Portail, attendu qu'il vient d'armer quelques gabarres, et qu'il a préparé
plusieurs expéditions secrètes dont l'Europe attend le résultat.
Si les gabarres allaient échouer comme la Méduse, et si les
expéditions allaient s'évaporer en fumée, il dirait, avec
quelque apparence de raison, que nous avons tout gâté en le remplaçant
à son ministère. Il faut donc attendre que la montagne accouche.
Quant au portefeuille de la guerre, on vous propose de le remettre entre les mains
du duc de Bettelune ; certes, il pourrait être plus mal placé. Mais
qui de vous, Messieurs, ignore que si ce duc était ministre, les affaires
seraient toutes dirigées par Le Clerc de Mont-Tonnerre, et que ce serait
alors madame G... B.... qui serait en effet ministre de la guerre, par les motifs
que chacun de vous sait aussi bien que moi.
PAUVRELIEU.
Mais je crois que le baron a raison. Qu'en pensez-vous, Serrehercule ?
SERREHERCULE.
Je dis qu'il n'a pas tort ; mais je voudrais qu'il nous tirât d'embarras
: car le parti qui soutient Virelaile et Corenbière, crie et veut qu'ils
aient part au pouvoir ; et vous savez que ce parti compte des hommes puissans
qu'il faut ménager.
PASQUINIER.
Avec tous ces ménagemens, nous n'en finirions jamais. Il faut tout sèchement
offrir à Virelaile la marine, et l'instruction publique à Corenbière.
Ils trouveront que c'est trop peu ; ils n'en voudront pas, et nous serons peut-être
débarrassé d'eux.
PAUVRELIEU.
Ce moyen est un peu machiavélique ; mais, puisque vous le jugez bon, tentons-le.
M. le baron Pasquinier, je vous charge de cette négociation ; vous êtes
le chef des diplomates, vous devez naturellement en être le plus fin et
le plus adroit.
ACTE V.
PAUVRELIEU, SIXMELONS, L'AMOURAUBOURG, PASQUINIER, SERREHERCULE,
ROITELET, PORTAIL ; CORENBIÈRE, arrivant en courant.
CORENBIÈRE, essoufflé.
Alerte ! alerte ! mes chers collègues ; nous courons tous les plus grands
dangers. Je viens d'apprendre d'une manière positive, que pendant que nous
négocions entre nous, le petit Cazède cherche à rentrer
au ministère, et qu'il est au moment de reprendre toute son influence.
TOUS ENSEMBLE, excepté CORENBIÈRE.
Sextuor, sur l'air du Cantique de Joseph.
L'attentat est-il possible ?
Chose horrible !
Dites-vous la vérité ?
Se peut-il que maître Elie
Eût envie
De nous mettre de côté ?
CORENBIÈRE.
Oui, Messieurs, vous pouvez ajouter foi à ce que je viens de vous annoncer.
Au reste, Virelaile est allé voir ses amis pour parer à ce coup
malheureux.
PAUVRELIEU.
Réunissons-nous tous à Virelaile en cette circonstance, et allons
lui prêter aide et secours.
ACTE VI.
LES MÊMES PERSONNAGES QUE DANS LE PRÉCÉDENT
ACTE, VIRELAILE, arrivant en courant.
VIRELAILE.
Rassurez-vous, mes chers et loyaux collègues ; le danger dont nous avons
été menacés en ce jour n'est plus, mais nous l'avons échappé
belle. Oui, Messieurs, il s'en est fallu de rien que ce présomptueux de
Cazède ne s'emparât du timon. Heureusement nous avons su l'effrayer,
et il a promis de renoncer aux affaires. Il part à l'instant pour aller
respirer l'air pur de la campagne, qui ne peut que faire le plus grand bien à
toutes les personnes malades, et même à celles qui sont menacées
d'un cancer.
CHOEUR.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Nous l'avons échappé belle !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Qui s'attendait à cela ?
VIRELAILE.
Ouf ! j'en suis encore tout étourdi.
PAUVRELIEU.
Allons, Messieurs, après une crise pareille, nous avons tous besoin de
respirer librement.
ACTE VII.
PASQUINIER, VIRELAILE, CORENBIÈRE.
PASQUINIER.
Revenus de la frayeur que le petit Cazède vient de nous causer, nous pouvons,
Messieurs, reprendre le fil de nos négociations. Je suis ici l'interprète
de l'avis de tous mes collègues, et c'est en leur nom que je vous offre
le ministère de la marine pour l'un de vous, et celui de l'instruction
publique pour l'autre : c'est tout ce que nous pouvons faire pour le moment.
VIRELAILE.
Après tout ce que nous avous fait pour vous soutenir sur vos échâsses,
comment pouvez-vous être aussi ingrats envers nous ? Vous nous avez fait
chanter dans tous les tons ; nous nous y sommes prêtés, et vous nous
payez si mal !
PASQUINIER.
Nous vous offrons cependant deux portefeuilles, auxquels sont attachés
15o,ooo francs de traitement annuel pour chacun : cela n'est pas à dédaigner
; pensez-y bien.
VIRELAILE.
Donnez-nous au moins le temps de consulter nos amis.
PASQUINIER.
Soit ; mais décidez-vous promptement.
ACTE VIII.
VIRELAILE, CORENBIÈRE.
VIRELAILE.
Qu'en dis-tu, Corenbière ? 15o,ooo francs par an, sans compter les revenans-bons
!
CORENBIÈRE.
C'est fort joli, et je sens que j'accepterais cette offre, faute de mieux ; mais
tu sais que nous ne pouvons rien faire sans la permission de nos puissans amis.
Allons les consulter, et faisons tous nos efforts pour qu'ils entendent raison
comme nous.
ACTE IX.
PAUVRELIEU, PASQUINIER.
PAUVRELIEU.
Eh bien ! baron Pasquinier, avez-vous tenniné ces interminables négociations
?
PASQUINIER.
J'ai fait connaître à Virelaile et à son collègue
notre ultimatum ; ils se sont plaints d'abord de notre ingratitude, ils
ont fait un pompeux étalage de leurs services, ils ont boudé ; mais
enfin j'ai cru m'apercevoir que notre proposition serait acceptée par eux,
si leurs amis ne s'y opposaient pas. Cependant, comme ces deux messieurs ne sont
guère que des automates dont leur parti fait jouer les ressorts, il serait
possible qu'ils fussent contraints à refuser, car il y a aujourd'hui beaucoup
d'opiniâtreté chez ces gens-là .
PAUVRELIEU.
Soyez persuadé, baron, que, si le portefeuille de la marine tente Virelaile,
il emploiera toute sa dextérité et toute sa finesse pour vaincre
cette opiniâtreté.
PASQUINIER.
En attendant qu'ils viennent nous apprendre leur détermination, allons
assembler tous nos collègues pour qu'ils puissent être présens
à cette grande audience.
ACTE X.
VIRELAILE, CORENBIÈRE.
VIRELAILE.
Il n'est donc que trop vrai, cher Corenbière, que nous ne sommes plus les
maîtres de nos actions. Quoi ! nous allions avoir chacun un ministère
et 15o,ooo francs, ils nous étaient offerts, ils nous convenaient, nous
pouvions les prendre et entrer aussitôt en fonctions, et pourtant nous ne
les aurons pas ! N'est-il pas désolant d'être dans une position à
ne pouvoir jamais faire ce qui nous plairait ? N'est-il pas dur d'être les
esclaves de ses amis ? Et quels amis encore ! des hommes aussi sots qu'entêtés,
auxquels il m'a été impossible de faire entendre raison.
CORENBIÈRE.
Jamais, non, jamais, on n'a vu une ténacité, une opiniâtreté
semblables : tout ou rien, voilà les grands mots qu'ils n'ont cessé
de faire entendre, comme si la raison ne devait pas entrer quelquefois dans leurs
arrangemens. C'en est fait, cher collègue, nous ne pouvons faire à
moins que de nous sacrifier : tâchons de le faire de bonne grâce.
VIRELAILE.
Ce qui ajoute encore à mes regrets, c'est que, dans l'intime persuasion
que j'aurais eu un portefeuille dans la journée, j'ai fait partir ma femme
hier au soir, avec un passeport tel qu'il le fallait à l'épouse
d'un ministre. Le désappointement que j'éprouve fera rire mes ennemis
de la Haute-Garonne, et l'on ne manquera pas de faire des cancans sur ce maudit
passeport.
CORENBIÈRE.
Et moi, j'avais déjà fait part à tout mon département
que mon portefeuille était prêt, et je serai obligé de dire
qu'il est encore chez le fabricant. Ne perdons pas un seul instant, et allons
expédier des estafettes sur les routes de Nantes et de Toulouse, afin d'éviter
le ridicule dont nous sommes menacés.
ACTE XI.
PAUVRELIEU, PASQUINIER, SIXMELONS, SERREHERCULE, L'AMOURAUBOURG,
ROITELET et PORTAIL,
assis sur leurs bancs de planches pouries ;
VIRELAILE et CORENBIÈRE,
entrant dans la salle avec un air triste et consterné.
PAUVRELIEU, à Virelaile et à Corenbière.
Chers et bien aimés collègues, vous nous trouvez réunis dans
cette enceinte pour vous y attendre, et pour savoir de vos bouches éloquentes
si nous aurons enfin le bonheur de vous voir prendre la part qui vous est due
dans l'administration de ce beau royaume. Vous ne pouvez vous imaginer tout le
plaisir que nous aurons à vous voir constamment parmi nous, nous aider
à supporter le faix du gouvernement, et nous éclairer de vos vives
lumières. Mais quoi ! vous gardez le silence ? Parlez, expliquez-vous :
ne nous laissez pas davantage dans cette cruelle incertitude.
VIRELAILE.
O vous ! que je n'ose plus appeler mes collègues, vous avec qui nous aurions
vécu en famille et dans la meilleure intelligence, vous qui possédez
les plus beaux talens oratoires et la plus grande expérience en administration,
vous enfin qui avez rendu la France si heureuse, apprenez, pour la dernière
fois, que nos amis persistent dans leurs premières prétentions,
et que nous ne pouvons pas accepter ce que vous nous avez offert par l'entremise
du baron Pasquinier. Nos amis veulent tout ou rien : si vous ne pouvez pas nous
accorder le tout, nous serons forcés de vous donner notre démission
et de nous retirer de la cour.
PASQUINIER.
Il nous est impossible de vous accorder ce que vos amis désirent ; nous
l'avons déjà dit, et je ne puis que vous le répéter
encore.
VIRELAILE.
Dans ce cas, nous vous donnons notre démission.
PASQUINIER.
Et nous, nous l'acceptons.
VIRELAILE, à Corenbière, en s'en allant.
Nous nous reverrons bientôt, Messieurs ; nous nous reverrons, et rira
bien qui rira le dernier.
(Ils sortent.)
ACTE XII.
LES PRÉCÉDENS, excepté
VIRELAILE et CORENBIÈRE.
PASQUINIER.
Pour le coup, nous voilà débarrassés de ces deux ambitieux,
et les menaces qu'il nous font de revenir bientôt ne peuvent plus nous alarmer.
Gardons tous nos portefeuilles, et fesons en sorte de nous créer des amis
moins exigeans et plus soumis ; nous en trouverons parmi les fonctionnaires publics,
et nous ne manquerons pas d'orateurs babillards, tant que nous aurons les procureurs
généraux avec nous.
SIXMELONS.
Permettez à votre doyen, à celui dont les cheveux blanchis dans
les administrations peuvent lui donner le titre de Nestor des ministres, de prendre
la parole dans cette circonstance, et de commencer par vous féliciter d'avoir
échappé en ce jour à deux grands dangers. Je veux parler
de l'attentat de Cazède et des intentions de Virelaile : le moindre de
ces dangers nous aurait perdus totalement, si nous ne les avions évités.
Grâce au Ciel, nous voilà plus forts et plus solides que jamais
; mais il ne faut pas nous endormir, car notre sort futur dépend de la
conduite que nous allons tenir. Si par indolence, nous laissons reprendre aux
affaires le cours que nous avons eu la maladresse de leur donner, nous tomberons
inévitablement à l'ouverture de la session prochaine, et les ultrà,
recouvrant alors toute leur influence, s'empareront sans partage de tous les portefeuilles,
mais si nous employons à notre avantage l'intervalle qui nous sépare
encore de cette session, nous pourrons nous créer une majorité indépendante
du côté droit. Pour atteindre ce but, je pense que nous devons adopter
un système de modération et de sagesse pour nous en prévaloir
à l'époque des élections. Nous avons encore un moyen pour
nous assurer la majorité : c'est de dissoudre la chambre ; il n'y a pas
de doute que les nouvelles élections ne donnent alors une majorité
animée d'un esprit national, sage et modéré. Le peuple est
fatigué d'être le jouet des factions : il désire que son repos
soit inséparable de sa liberté, et il sait qu'il ne peut l'attendre
du côté droit qui veut dominer.
PAUVRELIEU.
Mais je crois que Sixmelons a raison. Allons voir de mettre en uvre ses
bons conseils.
FIN.
Léonard Gallois (1789-1851).
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