D.R. BELAIR - RTMKB

 

 

NAPOLÉON ET LA PRUSSE EN 1806 / 1807

PAR

P. LANFREY.

 

I.

NAPOLÉON ET LA PRUSSE APRÈS IÉNA ET AUERSTÆDT.

Tel fut ce désastre fameux qui anéantit en une seule journée la puissance de la monarchie prussienne. Quelque accablante que fût la catastrophe, l'honneur de l'armée était resté intact, car elle avait combattu avec le plus grand courage. Mais mal conduite et depuis longtemps déshabituée de la guerre, elle s'était trouvée, à l'improviste et en nombre inférieur, aux prises avec une armée commandée par un capitaine sans pareil, possédant au plus haut degré cette vitesse acquise et cette impétuosité irrésistible que donne une longue suite de victoires. L'issue d'une lutte engagée dans de si déplorables conditions était inévitable ; aussi peut-on dire que la journée d'Iéna ressembla à une boucherie plutôt qu'à une bataille.

Quant à ses conséquences, elles devaient être plus terribles encore. Une fois cette armée détruite, toute résistance devenait impossible, la Prusse restait découverte et à la merci du vainqueur.

On attendait avec curiosité ce que Napoléon allait faire de l'Allemagne livrée désormais sans défense aux caprices de son ambition ; on sut bientôt à quoi s'en tenir sur ce point. Parmi les princes allemands restés en dehors de la Confédération du Rhin, il en était deux qu'il avait tenté d'armer contre la Prusse au début de la guerre : l'un avait réuni ses troupes à celles de nos ennemis, c'était l'électeur de Saxe ; l'autre, bien que les Prussiens eussent un instant occupé sa capitale, s'était maintenu dans la plus stricte neutralité, citait l'électeur de Hesse-Cassel.

Deux conduites si différentes méritaient, ce semble, de la part de Napoléon, des traitements très divers. II en fut ainsi en effet ; mais contrairement à ce qu'on pouvait supposer, il renvoya sur parole les prisonniers saxons avec toute sorte de compliments flatteurs pour leur souverain qui nous avait fait la guerre, et il confisqua les États de l'électeur de Hesse-Cassel qui était resté neutre.

Mais depuis quelque temps déjà, Napoléon avait résolu de créer en Allemagne un nouvel État qu'il destinait soit à Murat, soit à Jérôme, et malheureusement pour l'électeur de Cassel, la Hesse supérieure occupait précisément la région géographique qu'il avait choisie, tandis que la Saxe était dans une position beaucoup trop excentrique pour remplir ce rôle providentiel. Aussi, quoi que pût faire l'infortuné électeur, Napoléon était d'avance décidé à le trouver coupable, et l'on sait s'il était ingénieux pour créer des torts à ceux qui n'en avaient pas. Au dernier moment, le prince, averti des dangers qu'il courait, demanda, après de longues hésitations, à faire partie dé la Confédération du Rhin ; il se jeta comme fasciné dans les bras de l'ennemi. Napoléon refusa froidement ; il avait sur lui d'autres vues.
Le 30 septembre, à la veille d'entrer en campagne, écrivant à son frère Louis, il lui recommandait « d'avoir pour l'électeur de bons procédés, de bien vivre avec lui, de lui prodiguer des paroles d'estime, afin, disait-il, de le maintenir encore quelque temps dans sa neutralité » ; mais il le prévenait en même temps « qu'une fois le premier acte de la guerre fini, il le chargerait peut-être de conquérir Cassel, d'en chasser l'électeur et de désarmer ses troupes », ce qui ne l'empêchait pa§ de déclarer, en ce moment même, dans une lettre au prince-primat « qu'il n'avait aucune raison de se plaindre de l'électeur, qu'il ne l'attaquerait jamais de son plein gré ».

Le lendemain d'Iéna, le premier acte de la guerre est fini, selon l'expression de Napoléon, et le ton change brusquement. Une note, rédigée en style équivoque, est envoyée à l'électeur pour lui apprendre que l'empereur connaît son adhésion secrète à la coalition. On lui fait un crime de n'avoir pas repoussé par la force les troupes prussiennes, lorsqu'elles ont traversé Cassel, et par un reproche tout contradictoire, de n'avoir pas licencié sa propre armée. Cette conduite nous oblige à occuper ses États. On pourrait croire, d'après ce langage ambigu, qu'il n'y a là qu'une simple mesure de précaution. Mais Mortier reçoit le même jour des instructions beaucoup plus explicites. Napoléon le charge de s'emparer de la personne de l'électeur et de l'envoyer prisonnier à Metz. Il désarmera sur-le-champ l'armée hessoise et fera administrer les États au nom de l'empereur. « Mon intention, ajoute Napoléon, est que la maison de Hesse ait cessé de régner et soit effacée du nombre des puissances. » Il annonça cet événement dans son bulletin du 4 novembre, en accablant l'électeur des plus basses insultes, et il les fit suivre de ces consolantes prophéties : « Les peuples de Hesse-Cassel seront plus heureux. Déchargés de leurs corvées militaires, ils pourront se livrer paisiblement à la culture de leurs champs ; déchargés d'une partie des impôts, ils seront gouvernés par des principes généreux et libéraux, principes qui dirigent l'administration de la France et de ses alliés. »

Les malheureux Hessois, dont les ossements blanchirent avec les nôtres sur tous les champs de bataille de l'Europe, allaient bientôt savoir ce qu'ils devaient penser de ces roucoulements de colombe et de la félicité sans mélange que leur promettait ce bon faiseur de pastorales. Ils ne furent que trop tôt mis à même de faire la comparaison entre le prince astucieux et le candide empereur.

Napoléon n'était pas homme à perdre du temps pour recueillir les fruits de la victoire d'Iéna. Dès le lendemain même de la bataille, il frappa les pays conquis d'une contribution de guerre de cent cinquante-neuf millions et décréta « que toutes les marchandises anglaises qui se trouveraient dans les villes du Nord appartiendraient à l'armée ».

Cet acte de brigandage, qui allait ruiner d'un seul coup tous les commerçants de l'Allemagne du Nord, sans qu'ils eussent donné le moindre sujet de plainte, puisqu'on les punissait pour des actes antérieurs à notre occupation, fut le prélude du fameux décret de Berlin. Pendant que Murat, Soult et Ney marchaient sur Magdebourg pour l'investir, Davout entrait à Wittemberg avec Augereau, Lannes à Dessau ; nous étions maîtres du cours de l'Elbe. Le 24 octobre, Napoléon arriva à Potsdam, et le lendemain Davout faisait son entrée à Berlin. L'empereur s'arrêta quelques jours au château de Sans-Souci ; il se fit conduire au tombeau du grand Frédéric ; il emporta l'épée du glorieux mort et ne rougit pas d'envoyer à Paris ce trophée barbare, comme s'il eût été impatient de vaincre et de désarmer jusque dans sa tombe le seul capitaine moderne dont la renommée pût lui porter ombrage. Les flatteurs de sa mémoire trouvent cette conduite toute naturelle ; que diraient-ils du triomphateur qui viendrait saisir aux Invalides l'épée de Napoléon ?

Napoléon avait grand soin d'exploiter dans ses bulletins la mémoire et les exemples de Frédéric. A l'en croire, ce souverain sage et prévoyant aurait eu la prudence d'épargner à son pays une pareille catastrophe, il se serait fait l'allié et l'ami de Napoléon. « Son esprit, son génie et ses vœux, écrivait-il dans le dix-septième bulletin, étaient avec notre nation qu'il a tant estimée, et dont il disait que, s'il en était roi, il ne se tirerait pas un coup de canon en Europe sans sa permission. » En même temps qu'il enrôlait l'ombre du grand Frédéric contre la cour de Berlin, il ne perdait pas une occasion de déchirer la reine, à l'influence de laquelle il attribuait l'énergie inattendue qu'avait montrée le roi en nous déclarant la guerre. Habitué à aller droit aux obstacles pour les détruire, à les considérer d'une façon abstraite et seulement comme des forces en quelque sorte mathématiques, étranger à tout scrupule de délicatesse ou de générosité, accoutumé à ne tenir aucun compte des sentiments, des préjugés, des convenances, il ne voyait dans cette malheureuse femme qu'une puissance à annihiler, peu importe par quels moyens, et il l'attaquait avec les seules armes qu'il pût employer contre elle, le ridicule, les injures, les calomnies. Il n'était pas de bulletin dans lequel il ne revînt sur ce sujet favori, et l'on ferait un volume avec tout ce qu'il a écrit contre elle. Il mettait à détruire l'influence et la réputation de cette femme, l'acharnement méthodique et calculé qu'il eût déployé à faire mitrailler un régiment ou à faire sauter un bastion. Après l'avoir dépeinte comme une personne « assez jolie de figure, mais de peu d'esprit », il s'attachait à la faire exécrer des populations comme l'unique auteur de cette guerre calamiteuse. Par quel étrange mystère cette femme, jusque-là absorbée « dans les graves occupations de la toilette », en était-elle venue « à se mêler des affaires d'État, à influencer le roi, à susciter partout ce feu dont elle était possédée ? »

L'explication se trouvait, selon Napoléon, dans une gravure alors très répandue « où l'on voyait d'un côté le bel empereur de Russie, près de lui la reine, et de l'autre côté le roi qui lève la main sur le tombeau du grand Frédéric. La reine, drapée d'un châle, à peu près comme les gravures de Londres représentent lady Hamilton, appuie la main sur son cœur et a l'air de regarder l'empereur de Russie. L'ombre de Frédéric, ajoutait Napoléon, a dû s'indigner de cette scène scandaleuse ».
Dans la crainte que cette allusion aux malheurs domestiques supposés du roi de Prusse ne fût pas assez claire pour lui, Napoléon y revenait dans ses bulletins suivants : « Tous les Prussiens accusent le voyage de l'empereur Alexandre des malheurs de la Prusse. Le changement qui dès lors s'est opéré dans l'esprit de la reine qui, de femme timide et modeste, est devenue turbulente et guerrière, a été une révolution subite. Tout le monde avoue que la reine est l'auteur des maux que souffre la nation prussienne. On entend dire partout : combien elle a changé depuis cette fatale entrevue avec l'empereur Alexandre !... On a trouvé dans l'appartement qu'habitait la reine à Potsdam le portrait de l'empereur de Russie dont ce prince lui avait lait présent. » Il ne manquait à cette espèce d'instruction judiciaire que la production des lettres d'amour de ce couple adultère.

Une fois l'Elbe franchi, toute la Prusse était à nous jusqu'à l'Oder. Spandau se rendit le 25 octobre. Hohenlohe, après avoir perdu deux jours à rallier ses débris à Magdebourg, s'était mis en retraite en toute hâte pour gagner Stettin à l'embouchure de l'Oder. Mais déjà la cavalerie de Murat l'avait devancé, et les troupes de Lannes inondaient le pays. Atteint et battu à Zehdenick, puis cerné entre Prenzlow et Pasewalk, il mit bas les armes, le 28 octobre. Le lendemain, Stettin se rendait à la première sommation. Cüstrin capitula en même temps à la première apparition de Davout.

Depuis le grand désastre qui avait marqué l'ouverture de la campagne, les troupes prussiennes étaient complètement démoralisées ; elles considéraient toute résistance comme inutile, et le spectacle qu'elles offrirent alors n'a rien qui diffère de celui que présentent tous les écroulements d'empire, particulièrement dans les monarchies centralisées. Quand la clef de voûte se détache, tout l'édifice tombe ; quand le centre est aux mains de l'ennemi, les extrémités perdent tout intérêt, et l'on ne songe plus à les défendre. De là ces généraux en désarroi, et ces garnisons qui vont au-devant de l'ennemi pour lui remettre leurs places.

Magdebourg seule tenait encore et ne tarda pas à se rendre. La veille, 7 novembre, avait succombé un dernier détachement de l'armée prussienne, commandé par Blücher. Coupé de sa retraite sur l'Oder, ce général avait dû se rabattre brusquement de l'est à l'ouest. Poursuivi à outrance par les corps d'armée de Bernadotte et de Soult, Blücher avait réussi après une marche pleine de périls à se jeter dans Lubeck, mais nos troupes y pénétrèrent de vive force presque aussitôt que lui, et livrèrent cette malheureuse ville à toutes les horreurs d'une prise d'assaut. Il s'échappa pourtant, mais atteint de nouveau le lendemain, acculé vers la mer, cerné, sans munitions, entre la Trave, la frontière neutre du Danemark, et des troupes qui lui fermaient toute autre issue, Blücher capitula à son tour, après avoir eu avec le duc de Weimar l'honneur de tirer les derniers coups de fusil de la campagne contre les ennemis de son pays.

Malgré tous les malheurs de cette grande déroute, au milieu de l'inexprimable confusion de ces scènes de découragement, de nobles exemples avaient été donnés dont la mémoire ne devait pas périr, et la nation prussienne avait du moins la consolation de pouvoir imputer ses revers à la fortune, à l'inexpérience, à la disproportion des forces plutôt qu'à une défaillance de ses défenseurs. Ses généraux les plus renommés s'étaient fait tuer sur le champ de bataille ; les princes de la famille royale avaient payé de leur personne, ils avaient répandu leur sang avec la plus éclatante bravoure ; la noblesse, qui composait presque exclusivement le corps des officiers, avait vu tomber l'élite de ses enfants sous les balles de nos soldats. La Prusse avait été écrasée, elle n'était pas avilie à ses propres yeux. Une douleur profonde et universelle, un véritable désespoir patriotique avait succédé à la confiance présomptueuse des premiers jours, et toutes les classes partageaient ces sentiments, bien que l'impôt du sang eût particulièrement frappé celles que leurs privilèges exposaient à l'envie. Les excitations que, selon leur habitude, les Français s'efforçaient encore de propager contre l'aristocratie des pays envahis au nom des principes d'une révolution dont ils étaient maintenant plus éloignés qu'aucun autre peuple, trouvèrent peu d'échos en Prusse, On ne leur fit généralement dans les villes qu'un accueil morne et glacial, conforme à la dignité d'une défaite imméritée. Lors de notre entrée à Magdebourg, après la capitulation de cette place, on vit, symptôme plus grave, les soldats prussiens insulter leurs officiers et leur reprocher en termes sanglants de n'avoir pas voulu prolonger la résistance. Enfin, bien que la nature du pays fût extrêmement défavorable à une guerre de partisans, on vit bientôt des hommes comme Schill, Œls-Brunswick, le fils du vaincu d'Auërstædt, et plus tard Blücher lui-même tenir la campagne et exécuter les coups les plus hardis au milieu de nos cantonnements.

II.

ENTREVUE DE TILSIT.

Alexandre demanda un armistice, Napoléon proposa une entrevue, qui fut acceptée.

Dès le premier mot que les deux empereurs échangèrent après s'être embrassés en mettant le pied sur le radeau de Tilsit, Napoléon put voir combien les sentiments d'Alexandre étaient changés depuis Austerlitz : « Je hais les Anglais, lui dit le czar, autant que vous les haïssez vous-même. — S'il en est ainsi, lui répondit Napoléon, la paix est faite. » Toutes les rancunes, toutes les déceptions d'Alexandre étaient contenues dans ce simple mot, et là se trouvait aussi pour Napoléon le nœud de toutes les questions qu'il pouvait avoir à débattre avec Alexandre. Auprès de cet objet capital, l'abandon de l'alliance anglaise, tout le reste était secondaire. Une fois entraîné à prendre parti contre l'Angleterre, Alexandre devait faire bon marché de ses autres alliés du continent, il devenait solidaire de la France, intéressé à lui aplanir les obstacles, et s'il lui restait quelques scrupules, on était assuré de les apaiser en lui faisant largement sa part.

Cette première entrevue dura deux heures. Les deux souverains y trouvèrent l'un et l'autre un tel intérêt, qu'ils convinrent de neutraliser la ville de Tilsit pour y reprendre à loisir leurs entretiens. Le roi de Prusse y était accouru afin de plaider en personne sa cause fort compromise et assez mal défendue par son puissant ami. Ce malheureux roi, victime de sa propre honnêteté, car il ne nous avait déclaré la guerre que poussé à bout par des procédés iniques, était un embarras pour tout le monde ; il rappelait à Alexandre des promesses et des engagements difficiles à tenir, à Napoléon d'odieuses violations du droit des gens. Dépouillé de tout son royaume à l'exception de Memel, délaissé des courtisans qu'éloigne toujours la mauvaise fortune, il assistait, témoin importun, à des confidences dans lesquelles il n'était point admis. Son visage soucieux attristait cette espèce de lune de miel d'une amitié qui ne devait pas finir. On lui en savait mauvais gré, et on ne se gênait guère pour le lui laisser voir. La journée s'écoulait en revues, en fêtes militaires, en banquets où les officiers des deux armées échangeaient leurs insignes en témoignage de fraternité. Le soir venu, les deux empereurs s'enfermaient en tête à tête pour traiter de leurs affaires.

Alexandre paraissait enchanté de cette familiarité avec le héros de tant d'exploits terribles.

Rien assurément ne pouvait former un plus complet contraste avec la personne de Napoléon à ce moment de sa carrière. Grave, réservé, sentencieux à l'époque de ses débuts, depuis qu'il n'avait plus à s'imposer aucune contrainte, il était devenu intempérant de geste et de parole ; il exprimait avec une extrême volubilité des opinions tranchantes et absolues ; il s'était fait une éloquence à lui, pleine d'imagination, de couleur, de feu, mais aussi d'inégalité et d'incohérence. Nul ne savait être comme lui tour à tour caressant et impérieux, insinuant et hautain, mais il l'était sans mesure, en homme sûr de ses effets, habitué à éblouir, à subjuguer, à être toujours en scène. Aussi devenait-il facilement emphatique quand il voulait être noble, trivial quand il voulait être simple ; jetant volontiers une arlequinade à l'italienne au milieu d'une tirade à la Talma. Sans doute, il y avait dans son langage une puissante séduction, mais c'était en quelque sorte une parole armée qui mettait l'interlocuteur en défiance et l'accablait sans le persuader : on y sentait trop l'artifice, le calcul, l'intention de saisir, d'entraîner par l'abondance, l'accumulation, l'impétuosité des idées ; et il en résultait que sa conversation n'était le plus souvent qu'un long monologue. On sortait de l'entretien étonné, réduit au silence, mais non convaincu. Sa brusquerie native se trahissait à chaque instant par une gesticulation exagérée et par les échappées les plus imprévues.
Ce qui lui manquait le plus, c'était le naturel. Il n'avait pas le calme, la dignité simple et tranquille de l'homme qui se possède lui-même, qui dit sans détour ce qu'il veut, et surtout qui sait ce qu'il doit aux autres. Ce sublime comédien avait dans son jeu un grave défaut, c'était de laisser voir trop clairement l'immense mépris qu'il faisait de l'espèce humaine. L'urbanité qui donne un si grand prix aux rapports sociaux ne tient pas à des manières plus ou moins insinuantes, elle est fondée sur le respect d'autrui, et quand on n'éprouve pas ce respect, le grand art est de savoir le feindre.

Aussi Macaulay, comparant Napoléon à César, a-t-il pu écrire avec beaucoup de justesse que César avait sur lui cette première supériorité, c'est qu'il était un gentleman exquis. C'est à peu de chose près le mot si spirituel et si vrai de Talleyrand : « Quel dommage qu'un si grand homme ait été si mal élevé ! »

Il était resté en lui beaucoup du Corse. Il avait traversé cette civilisation si raffinée, cette espèce de chaos philosophique de la fin du dix-huitième siècle, en s'appropriant avec une prodigieuse faculté d'assimilation tout ce qui pouvait lui servir ; il en avait exploité les idées, adopté les formes et le langage, mais au fond l'homme primitif s'était peu modifié.

III.

LE TRAITÉ DE TILSIT.

La partie du traité qui devait être rendue publique, réglait d'abord la délimitation du nouveau royaume de Prusse. Napoléon « par égard pour S. M. l'Empereur de toutes les Russies » consentait à restituer au roi de Prusse ses provinces situées à la droite de l'Elbe, à l'exception toutefois des provinces polonaises qui étaient données à la Saxe, prélèvement fait de domaines estimés à vingt-six millions dont Napoléon avait déjà disposé en faveur de ses généraux. Il se considérait comme le propriétaire légitime des États prussiens et devenait ainsi le bienfaiteur du roi auquel il daignait laisser quelque chose. Cette clause, si humiliante dans la forme et si dure quant au fond, enlevait au roi Frédéric-Guillaume plus de quatre millions de sujets sur neuf. Il essaya vainement de faire revenir Napoléon à des sentiments plus modérés en s'efforçant de lui démontrer son droit et sa bonne foi dans l'affaire de la violation d'Anspach. En cela il prouva qu'il connaissait bien mal son adversaire, car ce qu'il pouvait faire de plus dangereux pour ses intérêts, c'était d'établir qu'il avait eu raison ! Si, en effet, il avait la justice pour lui, qu'était-ce que cette conquête, sinon du brigandage ?

La belle reine de Prusse ne commit pas une moins forte méprise lorsque, dans son désespoir, elle s'adressa aux sentiments chevaleresques de l'homme qui l'avait si cruellement insultée dans ses bulletins. Napoléon lui-même a raconté avec des insinuations peu délicates les inutiles efforts qu'elle fit pour le fléchir.
Pour toute concession il lui offrit une rose : « Au moins avec Magdebourg ? lui dit la reine suppliante,
— Je ferai observer à Votre Majesté, lui répondit-il durement, que c'est moi qui l'offre, et vous qui la recevez. »

L'œuvre immense qui venait d'être ébauchée à Tilsit ne reposait, en définitive, que sur des hypothèses. Elle supposait que l'empereur Alexandre se considérerait comme lié par des serments éternels envers un homme qui n'en avait jamais tenu aucun ; elle supposait que ce jeune souverain qui n'avait pu être entraîné que momentanément par les magnifiques avantages qu'on lui avait assurés, était à jamais converti, touché de la grâce comme saint Paul à Damas, qu'il avait pour toujours dépouillé le vieil homme, oublié son passé, ses idées, ses sympathies, qu'il avait subitement changé de nature, de caractère et même de patrie pour devenir sans retour le plus aveugle séide de la politique qu'il avait combattue jusque-là ; elle supposait que Napoléon serait fidèle à sa parole, qu'il tiendrait jusqu'au bout des promesses en partie verbales, qu'il ne se repentirait jamais d'avoir conclu un marché de dupe ; elle supposait enfin que les peuples européens assisteraient jusqu'au bout en spectateurs impassibles et satisfaits à ce bouleversement arbitraire de leurs institutions, de leurs habitudes, de leurs liens nationaux, de leurs traditions séculaires, qu'ils se résigneraient à être les instruments de leur propre oppression, qu'une fois les armées détruites et les gouvernements renversés, tout était dit, et qu'il n'y avait plus lieu de s'occuper de ce qu'il y avait au-dessous. Opinion publique, force morale, sentiments patriotiques, fierté nationale, traditions populaires, amour de la liberté, tout cela était censé ne pas exister. En effaçant les anciennes dénominations géographiques, on avait cru supprimer les nations, et l'Europe entière n'était plus aux yeux de ses dominateurs qu'une matière inerte, susceptible de prendre toutes les formes qu'on voudrait lui imprimer.

On put croire que tout était perdu, désespéré, et cependant ces plans grandioses, cette triomphante conception, cette ligue formidable n'étaient qu'épouvantail, vision et chimère. Napoléon n'avait fait à Tilsit que préparer les éléments d'une rivalité nouvelle : il avait relevé et fortifié de ses mains un antagoniste plus redoutable pour lui qu'aucun autre, parce qu'il était placé hors de ses atteintes. Dans chacune des clauses de cette paix était caché un cas de guerre.

Pierre Lanfrey (1828-1877).

 


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